PHILOSOPHIE

Comment la vérité
s’impose en science

La réussite des inepties de Descartes
La réussite des inepties de Descartes

La pandémie de la covid a eu une conséquence étonnante : nous avons vu la communauté scientifique polémiquer, s’opposer sur des résultats et se déchirer sur la définition de la science elle-même. Nos fûmes même parfois un peu perdus car on nous avait appris à attendre de ces vénérables autorités l’idée que la vérité était une et indestructible. Mais au lieu de cela nous avons assisté à des batailles de chiffonniers, les uns pour un traitement α, les autres pour un confinement strict et un vaccin venant de tel pays ou tel autre en fonction de leurs orientations politiques. Tous criant bien fort que si l’autre n’était pas d’accord, c’était parce qu’il était l’idiot utile de forces financières et/ou d’enjeux politiques obscurs et puissants. Il est très difficile pour un témoin qui n’a aucune qualification de pouvoir dire qui avait raison et qui avait tort. L’enchaînement des événements qui se faisait au rythme des médias nous empêchait d’être sûr, et pourtant… ils furent l’occasion de prise de position définitive et intolérantes : il fallait être pour ou contre. Pour ou contre la chloroquine. Pour ou contre le vaccin, etc… Certes c’était logique car la vérité ne peut qu’être une : soit le vaccin est une solution, soit il ne l’est pas ; soit cette pandémie fut un grave danger pour l’humanité soit elle n’était qu’un épisode isolé dans les péripéties des maladies. Perdus, nous pouvions être la cible de discours politiques et complotistes qui utilisaient ces histoires pour soutenir une vision de la société qui n’a rien à voir avec la science.

Mais comment faire lorsque tous les protagonistes qui se déchiraient se réclamaient de la médecine et de la science ? Serait-ce possible que certains auraient pu dire des inepties considérées comme des vérités car ils étaient soutenus par des forces sociales puissantes ? Attention, cette chronique n’est pas complotiste, car ceux qui crient au complot et qui veulent dénoncer la dimensions nocive des vaccins -par exemple -, ont eux aussi un écho dans les divers médias parce qu’ils représentent des forces contemporaines présentes dans la société. Ils ne sont pas des martyrs qui risquent chaque jour leur vie, mais des porte-paroles. De quoi ? Pour pouvoir jouer le rôle de philosophe sceptique que préconisait l’écossais David Hume, nous allons prendre du recul et nous plonger dans l’histoire de la science pour voir ce qui permet à certaines théories d’apparaître comme la vérité à un moment donné de l’histoire.

Je vais prendre l’exemple d’un des plus grands penseurs français, Descartes (1596-1650), dont le célèbre « Je pense donc je suis » sonne comme un monument de la philosophie. Son nom a donné un qualificatif en français, un esprit « cartésien » étant synonyme de rigueur et de rationalité. Et pourtant il fut l’auteur de vraies inepties scientifiques qui paradoxalement lui assurèrent un succès et la reconnaissance des plus grands intellectuels de son époque. Descartes se considérait même comme le plus grand scientifique alors qu’aucun scientifique n’oserait aujourd’hui se référer à son astronomie et sa théorie des tourbillons. Pourquoi a-t-il eu un tel succès tout en étant en décalage avec les progrès scientifiques de ses contemporains, Galilée, Pascal, et bien entendu Newton ? Pourquoi Descartes, qui était en contact avec ces scientifiques, ne les a-t-il pas rejoint dans leurs démarches ? Il s’est enfermé dans des certitudes qui ne lui ont pas permis, entre autres, de comprendre la loi de la gravité en gestation à son époque. « Descartes, inutile et incertain » proclamait B. Pascal1 ; et pourtant Descartes reste le symbole de la rigueur scientifique depuis quatre cent ans! Pourquoi un tel décalage ?

L’hypothèse que je voudrais défendre dans cette chronique, c’est que sa célébrité au XVIIème se fonda sur son opposition à un autre mouvement intellectuel majeur de son époque, les magiciens. Descartes fut célèbre et domina sur le plan intellectuel son siècle, car il permit à L’Église de défendre le reste d’autorité qui lui restait à l’aube de l’époque moderne, en fondant une physique mécanique qui était compatible avec les dogmes chrétiens et la Bible. La recherche de la vérité scientifique va apparaître, à travers cet exemple de rivalité, non pas comme un simple chemin pour trouver des réponses face aux mystères de la nature, mais comme un rapport de force, presque une joute politique entre plusieurs doctrines scientifico-idéologiques. Pour comprendre cela, il faut faire le point sur l’état de la science au tout début du XVIIème siècle, et redécouvrir le rôle la magie dans la dynamique qui nous sortit du Moyen-Age. Oui j’insiste sur cette idée majeure : La science moderne est née en partie de la magie ! C’est une histoire surprenante et méconnue. Elle va se jouer en trois actes :

Tout d’abord la lente agonie intellectuelle de la scolastique. Héritage du Moyen Age, la scolastique était le nom donné à la science officielle de la Renaissance. Elle était dépassée de toute part sur le plan scientifique mais gardait un énorme pouvoir social et politique coercitif. Les différents procès et en particulier ceux intentés à Galilée vers 1630 le montrèrent très bien. La scolastique puisait ce pouvoir de l’Église, mais aussi de siècles de certitudes. L’homme du Moyen Age était plutôt sur le plan intellectuel heureux : il se pensait au centre du Cosmos (la théorie du géocentrisme faisait de la Terre le centre immobile de tout, et autour duquel tournait le Soleil) et que tout avait été créé par Dieu pour lui. Ce qu’on appelait la science à cette époque était pour l’essentiel le commentaire des travaux d’Aristote pour la physique, d’Euclide pour les mathématiques et Galien pour la médecine. La plupart des savants se référait donc aux textes de l’Antiquité, les utilisant comme argument d’autorité. Les grands intellectuels étaient pour l’essentiel des hommes d’Église qui avaient pour modèle Saint Thomas d’Aquin qui au XIIIème siècle avait cherché la conciliation de la foi chrétienne et de la science grecque.

Mais au XVIème siècle, avec la Renaissance, la scolastique subit des coups de butoir de la part de scientifiques qui récusaient l’autorité d’Aristote. L’Église s’en trouva ébranlée dans sa propre autorité et fera tout pour étouffer cette rébellion au profit d’un conservatisme intellectuel qui arrangeait les équilibres universitaires de l’époque. Le plus célèbre de ces scientifiques maudits fut Nicolas Copernic qui, dès 1543, édita un nouveau système cosmologique qui postulait l’immobilité du soleil et le double mouvement de la Terre, devenue simple planète parmi les autres. Copernic réfutait la thèse de la rotation du soleil autour de la Terre et même si le sentiment général des scientifiques était de lui donner raison, il a fallu attendre les travaux de Galilée en 1610 (70 ans après l’édition de l’ouvrage de Copernic!) pour que la vérité commença son parcours de martyre pour s’imposer : l’heure de la science moderne arrivait et allait emporter plus de 2000 ans de faux-savoirs avec elle. Mais l’affaire ne fut pas entendue de manière si simple. Il s’agissait de sauver un pouvoir socio-politique sur la société et reconnaître que l’Église pouvait se tromper sur des questions aussi importantes que la place de la Terre dans l’Univers était très dangereux : Son emprise sur la chrétienneté pouvait être remis en question, surtout face à la naissance de la religion protestante ! Questions politiques mêlées à de la science. Ce n’est jamais très sain. D’autant plus que ce ne fut pas un affrontement binaire, un face à face entre les tenants des dogmes religieux et les scientifiques, entre la croyance et le savoir. Car les scientifiques eux-mêmes étaient divisés en deux mouvements rivaux, la philosophie mécanique et la magie, autour d’une question qui leur paraissait fondamentale : la terre était-elle vivante ou inerte ?

Avoir raison ne semble pas être un argument suffisant pour être la vérité reconnue officiellement

C’est surprenant au XXIème siècle de lire que la magie ait pu être une branche prestigieuse de la science moderne, surtout si vous avez en tête le dernier numéro de disparition d’une jeune femme dans une boite étoilée… Bien entendu ce n’était pas tout à fait la même discipline à laquelle je fais référence. La magie de la Renaissance était d’abord une théorie générale de la nature, héritée de la culture égyptienne et remise au goût du jour par Marsile Ficin en 1463. Les magiciens partaient du principe que la Terre n’était pas une planète morte, isolée du monde céleste, mais possédait des qualités occultes telles que la force magnétique ( c’est-à-dire la sympathie ou antipathie de l’aimant pour le fer). Les textes magiques étaient un défi pour l’autorité religieuse, car ils prétendaient qu’il suffisait d’utiliser les forces occultes de la Terre pour réaliser des miracles, remettant ainsi en question les dogmes de l’Église. Ils ont ainsi ouvert la voie à un Kepler qui réfléchissait sur l’influence de la Lune sur les marées, puis à la fin du XVIIème siècle à Isaac Newton qui travaillait sur la loi sur la gravitation universelle. Pourtant cette force explicative resta dans l’ombre du grand Descartes, qui fit le procès de la magie. Avoir raison ne semble pas être un argument suffisant pour être la vérité reconnue officiellement. Je sais toute la tonalité complotiste que peut avoir une telle assertion. Cela ne veut pas dire que toutes les théories récusées sont par définition la vérité cachée et martyrisée par des forces politiques et (sans doute) financières qui ne veulent pas perdre leur pouvoir sur la société. Mais force est de constater dans le cas qui nous préoccupe que les magiciens furent réprimés et diabolisés à leur époque pour des raisons qui n’étaient pas purement scientifiques. Pour comprendre cela, penchons-nous sur la pensée d’un magicien particulièrement célèbre, Paracelse, né en 1493 et mort en 1541, c’est-à-dire un siècle avant Descartes. Son influence fut extraordinaire sur tous les plans, à la fois scientifique et révolutionnaire. Il soutint par le grand soulèvement des paysans de 1525 (l’équivalent en plus violent du mouvement des Gilet Jaunes). En médecine, il combattit la vision de la maladie qui datait de l’Antiquité et qui expliquait tout par un déséquilibre entre les quatre humeurs d’un individu. Paracelse, de manière réellement visionnaire, soutenait que la maladie pouvait être provoquée par un agent extérieur nocif et il recherchait dans les plantes les balbutiements de l’homéopathie (tout en suivant des rituels qui permettaient au magicien de purifier le corps). A la fois donc une anticipation de la médecine moderne mais avec un attachement aux pratiques magiques égyptiennes. A côté de ses recherches, qui au final ne lui aurait pas attiré tant d’ennui, Paracelse a politisé ses découvertes: opposé à la peine capitale, il anticipa l’œuvre de Karl Marx en expliquant que non seulement la loi était au service des riches, mais qu’il y avait des maladies spécifiques à la classe ouvrière. Il considérait que les travailleurs tout comme les médecins participaient à l’œuvre de Dieu, mais que les riches n’étaient que des parasites qui profitaient du travail des autres. Il déclarait à qui voulait l’entendre qu’il faudrait leur apprendre la générosité en réorganisant la redistribution des richesses à une époque profondément féodale ! Révolutionnaire dans l’âme, ce magicien ! Paracelse était un des auteurs les plus lus de son époque et on peut imaginer le danger qu’il représentait pour toutes les autorités installées  : l’Église, le pouvoir politique et les médecins.

Paradoxalement, alors que lui aussi avait des propositions révolutionnaires sur le plan scientifique, Descartes devint à la fois un philosophe très célèbre et le protégé des autorités politiques un siècle plus tard. Pourquoi ? Nous allons voir que c’est justement parce qu’il a permis à l’Église et aux États en place de contrer la dangereuse influence de la magie.

Il n’est nullement à l’ordre du jour de remettre en question le génie de Descartes. Que ce soit en philosophie pure, en optique,en mécanique (science du mouvement), en médecine ou en mathématiques pures, il marqua son époque de son empreinte. Il eut aussi une certaine influence dans la compréhension des phénomènes psychosomatiques en réfléchissant sur l’union de l’âme et du corps. Mais il écrivit aussi des inepties sur la négation du vide et l’attraction entre les planètes avec sa théorie des tourbillons qui aujourd’hui nous paraît comique. Explication: le postulat de la physique mécanique (nom de la doctrine scientifique cartésienne) était que la matière était stérile et qu’aucune force invisible, sauf celle de Dieu, pouvait expliquer le mouvement des planètes. De même Descartes refusait l’existence du vide et il expliquait que les orbites des planètes était le résultat d’une impulsion venant de Dieu sous forme de tourbillons : ainsi la Terre, lorsqu’elle « descendait» vers le Soleil, rencontrait des particules invisibles qui allaient plus vite qu’elle et la renvoyaient dans un tourbillon sur son orbite initiale. Explication cohérente qui permettait à Descartes à la fois d’être d’accord avec Copernic (en montrant que la Terre tournait autour du Soleil) tout en soutenant qu’elle restait stationnaire grâce aux tourbillons. Cette théorie ne survécut pas très longtemps à Descartes puisque trente ans plus tard Newton proposait la théorie de l’attraction universelle, plus simple et plus élégante.

la vérité scientifique n’est jamais un absolu

Si nous voulons dresser le bilan entre Paracelse et Descartes, nous pouvons souligner que tous deux étaient à la fois très modernes et très archaïques dans leurs explications. Mais Descartes gagna néanmoins le match de la notoriété. Il fut de son temps l’invité des têtes couronnées et il offrit à l’esprit français son nom comme synonyme de la rigueur scientifique. Chapeau bas. Cependant la mise en perspective de sa réussite doit nous rappeler un point très important : la recherche de la vérité n’est jamais binaire, un va-et-vient entre fausseté et révélation géniale. Bien au contraire des forces complexes et antagonistes ont souvent joué un rôle déterminant dans le succès des scientifiques : La médecine dut attendre encore deux siècles avant la reconnaissance de l’existence des virus et bactéries – ce qui était pourtant dans la théorie de Paracelse – alors que la vision mécanique du corps développée par Descartes (le corps vu comme une machine) structura les recherches sur les maladies dès son vivant. Le lien entre idéologies, équilibre des forces sociales et reconnaissance des découvertes scientifiques vaut en tout cas le détour. Nous pourrions même prolonger cette chronique avec un autre génie, Isaac Newton, qui connut une véritable reconnaissance de ses travaux géniaux mais audacieux dès cette époque. Sans doute vous pourrions constater que les deux révolutions politiques qu’a connu son pays au cours du XVIIème siècle et la réflexion théologique de l’Église Anglicane ont joué un rôle très important dans le soutien que les autorités académiques apportèrent à l’œuvre du génie mathématicien.

Mais ce que nous pouvons penser en conclusion, ce sont deux faits : d’une part que la vérité scientifique n’est jamais un absolu. C’est une lecture de la réalité à travers le prisme de paradigmes propres à une époque : Descartes était l’enfant de son époque et ses inepties, ses terribles erreurs dans la description des orbites planétaires sont le fruit d’une réflexion propre au XVIIème siècle et le pouvoir de l’Église. Si Newton a pu se dégager plus facilement de ces obstacles, c’est lié à une société anglaise plus révolutionnaire et donc plus mobile sur le plan intellectuel ; De même si Paracelse a été empêché de développer sa réflexion sur le vivant, c’est qu’il s’opposait violemment à la société dans laquelle il vivait.

L’autre point qu’il faut tout de même remarquer, c’est que la vérité scientifique se pense à travers les siècles et avec le recul qui permet une certaine objectivité : Nous pouvons comprendre pourquoi Newton avait raison contre Descartes, mais c’est parce que nous ne sommes pas leurs contemporains et que nous sommes sortis des polémiques sociétales qui faisaient leur quotidien.

Ce sera sans doute le même phénomène lorsque les historiens de la science se pencheront sur ce qu’il s’est passé pendant la pandémie de la covid : surgiront les théories les plus efficaces pour répondre à la problématique, les rapports de forces et les tensions de la société mondialisée de l’information, le rôle de la communauté scientifique internationale, le travail partagé entre la recherche fondamentale et les avancées de la recherche pharmaceutique, sans oublier bien entendu les angoisses, les peurs qu’ont traversées les populations face aux décisions politiques prises. N’entrons pas dans la polémique et gardons l’humilité du sceptique qui se préserve de tout jugement précipité.

Hommage : cette chronique doit beaucoup à l’ouvrage de l’historien des sciences, Brian Easlea, et son ouvrage Science et Philosophie, Une Révolution (1450/1750) , publié en 1980.

1 Petite précision : cette formule de B. Pascal est détournée de son sens originel. Le physicien qualifiait ainsi Descartes, car son système cosmologique ne nécessitait pas l’intervention continue de Dieu. Cela est une critique qui peut nous paraître saugrenue au XXIème siècle, mais si B. Pascal reste dans les mémoires comme un très grand scientifique, son œuvre était également très religieuse : Il voulait que Dieu fasse partie des explications de l’Univers.

Christophe Gallique

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