La pandémie de la covid a eu une conséquence étonnante : nous avons vu la communauté scientifique polémiquer, s’opposer sur des résultats et se déchirer sur la définition de la science elle-même. Nos fûmes même parfois un peu perdus car on nous avait appris à attendre de ces vénérables autorités l’idée que la vérité était une et indestructible. Mais au lieu de cela nous avons assisté à des batailles de chiffonniers, les uns pour un traitement α, les autres pour un confinement strict et un vaccin venant de tel pays ou tel autre en fonction de leurs orientations politiques. Tous criant bien fort que si l’autre n’était pas d’accord, c’était parce qu’il était l’idiot utile de forces financières et/ou d’enjeux politiques obscurs et puissants. Il est très difficile pour un témoin qui n’a aucune qualification de pouvoir dire qui avait raison et qui avait tort. L’enchaînement des événements qui se faisait au rythme des médias nous empêchait d’être sûr, et pourtant… ils furent l’occasion de prise de position définitive et intolérantes : il fallait être pour ou contre. Pour ou contre la chloroquine. Pour ou contre le vaccin, etc… Certes c’était logique car la vérité ne peut qu’être une : soit le vaccin est une solution, soit il ne l’est pas ; soit cette pandémie fut un grave danger pour l’humanité soit elle n’était qu’un épisode isolé dans les péripéties des maladies. Perdus, nous pouvions être la cible de discours politiques et complotistes qui utilisaient ces histoires pour soutenir une vision de la société qui n’a rien à voir avec la science.
Mais comment faire lorsque tous les protagonistes qui se déchiraient se réclamaient de la médecine et de la science ? Serait-ce possible que certains auraient pu dire des inepties considérées comme des vérités car ils étaient soutenus par des forces sociales puissantes ? Attention, cette chronique n’est pas complotiste, car ceux qui crient au complot et qui veulent dénoncer la dimensions nocive des vaccins -par exemple -, ont eux aussi un écho dans les divers médias parce qu’ils représentent des forces contemporaines présentes dans la société. Ils ne sont pas des martyrs qui risquent chaque jour leur vie, mais des porte-paroles. De quoi ? Pour pouvoir jouer le rôle de philosophe sceptique que préconisait l’écossais David Hume, nous allons prendre du recul et nous plonger dans l’histoire de la science pour voir ce qui permet à certaines théories d’apparaître comme la vérité à un moment donné de l’histoire.
Avoir raison ne semble pas être un argument suffisant pour être la vérité reconnue officiellement
C’est surprenant au XXIème siècle de lire que la magie ait pu être une branche prestigieuse de la science moderne, surtout si vous avez en tête le dernier numéro de disparition d’une jeune femme dans une boite étoilée… Bien entendu ce n’était pas tout à fait la même discipline à laquelle je fais référence. La magie de la Renaissance était d’abord une théorie générale de la nature, héritée de la culture égyptienne et remise au goût du jour par Marsile Ficin en 1463. Les magiciens partaient du principe que la Terre n’était pas une planète morte, isolée du monde céleste, mais possédait des qualités occultes telles que la force magnétique ( c’est-à-dire la sympathie ou antipathie de l’aimant pour le fer). Les textes magiques étaient un défi pour l’autorité religieuse, car ils prétendaient qu’il suffisait d’utiliser les forces occultes de la Terre pour réaliser des miracles, remettant ainsi en question les dogmes de l’Église. Ils ont ainsi ouvert la voie à un Kepler qui réfléchissait sur l’influence de la Lune sur les marées, puis à la fin du XVIIème siècle à Isaac Newton qui travaillait sur la loi sur la gravitation universelle. Pourtant cette force explicative resta dans l’ombre du grand Descartes, qui fit le procès de la magie. Avoir raison ne semble pas être un argument suffisant pour être la vérité reconnue officiellement. Je sais toute la tonalité complotiste que peut avoir une telle assertion. Cela ne veut pas dire que toutes les théories récusées sont par définition la vérité cachée et martyrisée par des forces politiques et (sans doute) financières qui ne veulent pas perdre leur pouvoir sur la société. Mais force est de constater dans le cas qui nous préoccupe que les magiciens furent réprimés et diabolisés à leur époque pour des raisons qui n’étaient pas purement scientifiques. Pour comprendre cela, penchons-nous sur la pensée d’un magicien particulièrement célèbre, Paracelse, né en 1493 et mort en 1541, c’est-à-dire un siècle avant Descartes. Son influence fut extraordinaire sur tous les plans, à la fois scientifique et révolutionnaire. Il soutint par le grand soulèvement des paysans de 1525 (l’équivalent en plus violent du mouvement des Gilet Jaunes). En médecine, il combattit la vision de la maladie qui datait de l’Antiquité et qui expliquait tout par un déséquilibre entre les quatre humeurs d’un individu. Paracelse, de manière réellement visionnaire, soutenait que la maladie pouvait être provoquée par un agent extérieur nocif et il recherchait dans les plantes les balbutiements de l’homéopathie (tout en suivant des rituels qui permettaient au magicien de purifier le corps). A la fois donc une anticipation de la médecine moderne mais avec un attachement aux pratiques magiques égyptiennes. A côté de ses recherches, qui au final ne lui aurait pas attiré tant d’ennui, Paracelse a politisé ses découvertes: opposé à la peine capitale, il anticipa l’œuvre de Karl Marx en expliquant que non seulement la loi était au service des riches, mais qu’il y avait des maladies spécifiques à la classe ouvrière. Il considérait que les travailleurs tout comme les médecins participaient à l’œuvre de Dieu, mais que les riches n’étaient que des parasites qui profitaient du travail des autres. Il déclarait à qui voulait l’entendre qu’il faudrait leur apprendre la générosité en réorganisant la redistribution des richesses à une époque profondément féodale ! Révolutionnaire dans l’âme, ce magicien ! Paracelse était un des auteurs les plus lus de son époque et on peut imaginer le danger qu’il représentait pour toutes les autorités installées : l’Église, le pouvoir politique et les médecins.
Paradoxalement, alors que lui aussi avait des propositions révolutionnaires sur le plan scientifique, Descartes devint à la fois un philosophe très célèbre et le protégé des autorités politiques un siècle plus tard. Pourquoi ? Nous allons voir que c’est justement parce qu’il a permis à l’Église et aux États en place de contrer la dangereuse influence de la magie.
Il n’est nullement à l’ordre du jour de remettre en question le génie de Descartes. Que ce soit en philosophie pure, en optique,en mécanique (science du mouvement), en médecine ou en mathématiques pures, il marqua son époque de son empreinte. Il eut aussi une certaine influence dans la compréhension des phénomènes psychosomatiques en réfléchissant sur l’union de l’âme et du corps. Mais il écrivit aussi des inepties sur la négation du vide et l’attraction entre les planètes avec sa théorie des tourbillons qui aujourd’hui nous paraît comique. Explication: le postulat de la physique mécanique (nom de la doctrine scientifique cartésienne) était que la matière était stérile et qu’aucune force invisible, sauf celle de Dieu, pouvait expliquer le mouvement des planètes. De même Descartes refusait l’existence du vide et il expliquait que les orbites des planètes était le résultat d’une impulsion venant de Dieu sous forme de tourbillons : ainsi la Terre, lorsqu’elle « descendait» vers le Soleil, rencontrait des particules invisibles qui allaient plus vite qu’elle et la renvoyaient dans un tourbillon sur son orbite initiale. Explication cohérente qui permettait à Descartes à la fois d’être d’accord avec Copernic (en montrant que la Terre tournait autour du Soleil) tout en soutenant qu’elle restait stationnaire grâce aux tourbillons. Cette théorie ne survécut pas très longtemps à Descartes puisque trente ans plus tard Newton proposait la théorie de l’attraction universelle, plus simple et plus élégante.
la vérité scientifique n’est jamais un absolu
Si nous voulons dresser le bilan entre Paracelse et Descartes, nous pouvons souligner que tous deux étaient à la fois très modernes et très archaïques dans leurs explications. Mais Descartes gagna néanmoins le match de la notoriété. Il fut de son temps l’invité des têtes couronnées et il offrit à l’esprit français son nom comme synonyme de la rigueur scientifique. Chapeau bas. Cependant la mise en perspective de sa réussite doit nous rappeler un point très important : la recherche de la vérité n’est jamais binaire, un va-et-vient entre fausseté et révélation géniale. Bien au contraire des forces complexes et antagonistes ont souvent joué un rôle déterminant dans le succès des scientifiques : La médecine dut attendre encore deux siècles avant la reconnaissance de l’existence des virus et bactéries – ce qui était pourtant dans la théorie de Paracelse – alors que la vision mécanique du corps développée par Descartes (le corps vu comme une machine) structura les recherches sur les maladies dès son vivant. Le lien entre idéologies, équilibre des forces sociales et reconnaissance des découvertes scientifiques vaut en tout cas le détour. Nous pourrions même prolonger cette chronique avec un autre génie, Isaac Newton, qui connut une véritable reconnaissance de ses travaux géniaux mais audacieux dès cette époque. Sans doute vous pourrions constater que les deux révolutions politiques qu’a connu son pays au cours du XVIIème siècle et la réflexion théologique de l’Église Anglicane ont joué un rôle très important dans le soutien que les autorités académiques apportèrent à l’œuvre du génie mathématicien.
Mais ce que nous pouvons penser en conclusion, ce sont deux faits : d’une part que la vérité scientifique n’est jamais un absolu. C’est une lecture de la réalité à travers le prisme de paradigmes propres à une époque : Descartes était l’enfant de son époque et ses inepties, ses terribles erreurs dans la description des orbites planétaires sont le fruit d’une réflexion propre au XVIIème siècle et le pouvoir de l’Église. Si Newton a pu se dégager plus facilement de ces obstacles, c’est lié à une société anglaise plus révolutionnaire et donc plus mobile sur le plan intellectuel ; De même si Paracelse a été empêché de développer sa réflexion sur le vivant, c’est qu’il s’opposait violemment à la société dans laquelle il vivait.
L’autre point qu’il faut tout de même remarquer, c’est que la vérité scientifique se pense à travers les siècles et avec le recul qui permet une certaine objectivité : Nous pouvons comprendre pourquoi Newton avait raison contre Descartes, mais c’est parce que nous ne sommes pas leurs contemporains et que nous sommes sortis des polémiques sociétales qui faisaient leur quotidien.
Ce sera sans doute le même phénomène lorsque les historiens de la science se pencheront sur ce qu’il s’est passé pendant la pandémie de la covid : surgiront les théories les plus efficaces pour répondre à la problématique, les rapports de forces et les tensions de la société mondialisée de l’information, le rôle de la communauté scientifique internationale, le travail partagé entre la recherche fondamentale et les avancées de la recherche pharmaceutique, sans oublier bien entendu les angoisses, les peurs qu’ont traversées les populations face aux décisions politiques prises. N’entrons pas dans la polémique et gardons l’humilité du sceptique qui se préserve de tout jugement précipité.
Hommage : cette chronique doit beaucoup à l’ouvrage de l’historien des sciences, Brian Easlea, et son ouvrage Science et Philosophie, Une Révolution (1450/1750) , publié en 1980.
1 Petite précision : cette formule de B. Pascal est détournée de son sens originel. Le physicien qualifiait ainsi Descartes, car son système cosmologique ne nécessitait pas l’intervention continue de Dieu. Cela est une critique qui peut nous paraître saugrenue au XXIème siècle, mais si B. Pascal reste dans les mémoires comme un très grand scientifique, son œuvre était également très religieuse : Il voulait que Dieu fasse partie des explications de l’Univers.