PHILOSOPHIE

Passions tristes de la politique

La nouvelle Assemblée Nationale élue en juin 2022 offre un nouveau visage et un nouveau fonctionnement : en l’absence de majorité absolue, le gouvernement est, en théorie, obligé de négocier avec chaque groupe au cas par cas et de faire des alliances avec des députés dont l’idéologie peut être très loin des discours de la majorité présidentielle. Cette révolution politique réalisée par des électeurs sans le vouloir renverse totalement la logique de la Ve République : le gouvernement ne peut plus se passer des débats au parlement et les oppositions ne peuvent plus être dans la simple posture des défenseurs outrés de la démocratie. Mais il va y avoir un problème lors des prochaines élections : les candidats à la présidentielle ne pourront plus, à leur tour, s’exclamer que la situation est terrible et qu’ils sont les sauveurs. Du moins on peut espérer que le débat sera plus élaboré que le simple discours du type : “votez pour moi car je suis la solution après ce quinquennat de malheur”, ou “il faut tout changer mais si vous votez pour moi, dans six mois tout sera bien pour tous” ou encore “votez pour moi sinon ce sera le chaos”. Autrement dit la posture du tragique pour faire peur devrait cesser d’être l’imposture politique majeure. Mais rien n’est moins certain !

Au contraire ma thèse est : les politiques font toujours tout pour exciter nos passions tristes. C’est une manière de nous dominer en cultivant nos angoisses, nos peurs du déclassement, notre peur de l’avenir et le pessimisme récurrent du peuple français. Tout le discours politique est alarmiste car c’est ce qui est le plus vendeur sur le plan électoral. Mais qu’est-ce qu’une passion triste ? Voyons ce qu’en disait Baruch Spinoza, fin observateur de la vie politique à Amsterdam au XVIIe siècle. Il ne donnait pas au mot passion le même sens qu’actuellement ; pour lui (et en cela il était en accord avec le sens donné à son époque), une passion c’est lorsqu’on est passif face à un sentiment, une affection et qu’on modifie son comportement suite à cette affection.

La passion ce n’est pas seulement une activité qui structure nos loisirs, c’est aussi une attitude irrationnelle. La passion ne se limite pas à l’amour pour un objet, un sport ou un loisir, car la passion peut être provoquée par tous les sentiments majeurs : la colère, la haine, la honte, l’amour, voire le désir sexuel. La passion, c’est un mouvement contradictoire, puisqu’à la fois nous sommes passifs (elle nous domine et on perd une forme de liberté face à elle) et dans le même temps elle est une force pour nous, une source d’énergie qui nous amène à des actions extraordinaires. Tous les philosophes jusqu’au XIXe siècle se sont préoccupés des passions, recherchant leurs rôles dans le comportement humain.

“La tristesse, c’est lorsqu’une action diminue notre capacité à vivre ; la joie, au contraire, est le sentiment que notre vie s’enrichit”

Pour Spinoza, il y a deux types d’affections qui modifient fortement notre comportement : la tristesse et la joie. La tristesse, c’est lorsqu’une action diminue notre capacité à vivre ; la joie, au contraire, est le sentiment que notre vie s’enrichit grâce à une rencontre ou une activité. La tristesse nous amène à nourrir un autre sentiment : la crainte qui nous oblige à anticiper l’avenir de manière pessimiste. La joie, elle, produit l’espoir qui est au cœur de l’optimisme. Cette simple dualité suffit à expliquer la plupart de nos comportements et lorsqu’on le comprend, on possède les clés pour manipuler la population. Les discours politiques en font très souvent l’usage, notamment avec la crainte de l’avenir et l’espoir d’un changement, ce qui nourrit la radicalité des propositions : ils cherchent à capter l’attention et le plus grand nombre de voix en provoquant ces deux passions qui structurent tous les individus. Et cela a une force d’entraînement extraordinaire. Pourquoi ? Pour le comprendre il faut revenir plus en détail sur la nature humaine : les êtres humains sont dotés d’un corps et d’un esprit. Ces deux dimensions recherchent naturellement à persévérer dans leur être, c’est-à-dire à vouloir exister sans entrave ; le corps et l’esprit recherchent parallèlement ce qui est bien pour eux. Commençons par le corps : il veut exister et appète, c’est-à-dire a de l’appétit pour ce qui est lié à la vie. C’est ce qui fait que le corps recherche naturellement la joie et le plaisir. Ce sont des émotions qui sont le signe d’un développement de ce que le corps doit être. Le corps fuit la douleur car la douleur est un signal d’alarme pour prévenir du danger. La peur, la crainte existent au cœur même du corps. Ce qui est vrai pour le corps l’est aussi pour l’esprit : il recherche de la joie et fuit la douleur. La passion triste entraîne l’individu vers plus de tristesse encore, se sentant noyé par ses idées noires, avec un effet délétère sur le corps et l’esprit.

C’est une mécanique de l’esprit que Spinoza va détailler dans son ouvrage le plus célèbre : L’Éthique. Et lorsque j’évoque la mécanique, ce n’est pas juste une image : de la même manière qu’un ressort et une roue dentée peuvent entraîner un mouvement mécanique, de la même manière la tristesse peut provoquer de la crainte, voire de la haine. Et de la haine ne peut plus naître la joie, pourtant aux sources de notre être. Pour Spinoza, nous sommes dotés d’une nature qui nous pousse à être ce pour quoi nous sommes faits. La perfection d’un corps ou d’un esprit se réalise lorsqu’ils peuvent s’épanouir dans leurs activités : ainsi l’esprit d’un musicien peut se sentir parfaitement développé lorsqu’il joue ou compose de la musique. Nous ne faisons qu’exprimer ainsi notre nature et l’homme obéit aux mêmes règles que tous les êtres vivants : “de par son être, chaque chose s’efforce de persévérer dans son être” (L’Éthique, partie III, 6). La vie est en soi vertueuse dans la mesure où elle permet aux êtres vivants de se réaliser, donc la vie est source de joie. “la joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection” (partie III, Définitions des sentiments). La joie n’est pas une perfection elle-même ; c’est un sentiment qui augmente notre perfection. Dès lors “l’amour est la joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure” et s’oppose à la haine : on aime ceux dont on pense qu’ils augmenteront notre perfection et on hait ceux qui risquent de nous nuire. Rien de plus logique, sauf qu’il ne s’agit que d’une idée (qui peut être fausse, voire aveugle lorsqu’il s’agit d’un amour naissant…) et cette idée peut être provoquée par une cause extérieure, c’est-à-dire être le fruit d’une manipulation. “L’espoir est une joie inconstante, née de l’idée d’une chose future ou passée dont l’issue nous paraît incertaine.” et la crainte se nourrit à l’inverse de la tristesse face à la réalisation d’une mauvaise chose. Il n’y a pas d’espoir sans crainte et réciproquement ; tout fonctionne sur les bases de ces deux sentiments fondamentaux. La mort est source de tristesse car c’est une interruption de la vie. C’est aussi simple que cela. Du moins ce serait aussi simple s’il n’y avait pas de multiples obstacles, dangers et autres raisons qui nous empêchent de réaliser pleinement les natures de notre corps et de notre esprit.

Mais quel est le rapport avec la politique, et les futures élections me direz-vous ? Le lien est évident pour Spinoza : il est facile de manipuler les esprits de manière à cultiver la peur et la crainte et d’en faire un terreau pour se faire élire. Petite liste à la Prévert : peur du déclassement, peur des étrangers, peur pour nos enfants, peur des riches, peur du dérèglement climatique, peur de la surveillance généralisée, peur pour notre identité nationale, peur de certaines religions, peur de la mort, peur des inégalités, etc. Toutes ces idées ont un double effet néfaste : même si elles correspondent à une quelconque réalité (ce qui est toujours à démontrer), elles amènent l’esprit à la tristesse comme un cercle vicieux : j’ai peur de l’avenir et donc je vais développer des angoisses supplémentaires qui vont me pousser à être encore plus attentif aux mauvaises nouvelles. Mon syndicat m’explique que l’attitude du gouvernement est “une attaque sans précédent contre nos métiers” chaque fois qu’une réforme est proposée, surtout lorsqu’il s’agit pour ce syndicat de se faire remarquer à l’occasion d’élection professionnelle. Il utilise le champ lexical de la peur et de la paranoïa en évoquant le “mépris” auquel le peuple doit faire face. Et c’est tout un discours qui va m’attrister, me rendre mélancolique d’une époque dorée, idéalisée, celle de l’avant-réforme, amenant vers des souffrances morales plus difficiles encore que l’adaptation à de nouvelles conditions de travail, rendant impossible le recul pour comprendre le sens d’une réforme, rendant impossible toute discussion tant l’esprit est prostré face à la peur du changement. Le syndicat pourra alors jouir du pouvoir de protection qu’il offre face à la crainte de l’avenir. C’est une manière d’exercer le pouvoir. De même un candidat à l’élection présidentielle va volontairement mettre en avant la nostalgie d’une époque révolue (si jamais elle a existé) pour nourrir nos instincts tristes et nous faire croire qu’il est le sauveur. Peut-être lui-même croit-il à ces discours, nourri qu’il est par les intellectuels des années trente qui cultivaient déjà les passions tristes (Charles Maurras et la rédaction entière de L’Action française pour ne pas les nommer). Certes Spinoza n’a pas connu cette époque de l’entre-deux-guerres qui faisait la part belle à la haine des autres avec la montée et la prise du pouvoir par le fascisme. Mais la sienne fut tout aussi terrible : son pays au XVIIe siècle était une république florissante, après 80 ans de guerre pour gagner son indépendance face à l’Espagne. Sa puissance commerciale était comparable à celle de l’Angleterre et de nombreux intellectuels (dont le déjà célèbre à l’époque René Descartes) et artisans étaient attirés par l’esprit de tolérance qui marquait ce plat pays. Mais tout dérapa en 1672 lorsqu’une population manipulée massacra deux de ses dirigeants, les frères De Witt. Spinoza, scandalisé, proche des deux frères, souhaitait afficher dans la rue qui a vu mourir les frères De Witt un placard (c’est-à-dire une affiche avec un texte public ; en d’autres termes, l’équivalent d’un post sur les réseaux sociaux) contre leurs assassins : Ultimi Barbarorum (“Les ultimes barbares”), ce dont on le dissuada afin de lui éviter de subir le même sort. Pourquoi un tel massacre ? Spinoza avait publié quelques années auparavant un livre sur la liberté en politique le Traité Théologico-politique, où il tâchait de comprendre les mécanismes qui permettent les manipulations politiques. Toutes avaient un rapport avec la superstition religieuse. Gilles Deleuze, philosophe français du XXe siècle, précisa : “[le] Traité Théologico-politique, dont une des questions principales est : pourquoi le peuple est-il si profondément irrationnel ? […] Pourquoi est-il si difficile non seulement de conquérir mais de supporter la liberté ? Pourquoi une religion qui se réclame de l’amour et de la joie inspire-t-elle la guerre, l’intolérance, la malveillance, la haine, la tristesse et le remords ?”. Aujourd’hui la société française est sécularisée : les questions religieuses n’interviennent quasiment plus dans le débat et les choix politiques. Mais les ingrédients qui permettent la manipulation restent les mêmes : les passions tristes.

“Les discours politiques sont là pour attiser nos craintes et nos désespoirs.”

Les discours politiques sont là pour attiser nos craintes et nos désespoirs. C’est un moyen pour garder le pouvoir sur les peuples. C’est une forme de superstition, liée à notre ignorance de l’avenir. Un homme libre est un homme qui sait ce qui lui permet de ressentir de la joie. Un homme libre ne fera jamais des choix contre sa propre nature. Mais très peu de personnes sont véritablement libres. Nous sommes plutôt dans un brouillard continu, ignorant ce qui nous rendrait réellement heureux ou malheureux. D’où l’espoir et la crainte que l’on ressent à l’écoute des discours de ceux qui veulent nous diriger. Il fut une époque où les discours cherchaient à susciter l’espoir, remplis d’utopies. Mais aujourd’hui c’est plutôt le syndrome inverse : celui d’une tristesse généralisée, d’une peur de l’avenir qui nous pousse à nous retrancher dans une morosité permanente. Le désir de sécurité naît de la tristesse tout comme le désespoir.

Espérons donc que le jeu politique évolue grâce aux débats parlementaires et que les prochaines élections se basent sur de vrais projets de société construits rationnellement, favorisant notre espoir plus que notre crainte, et surtout sans chercher à faire table-rase des politiques antérieures en les diabolisant. Proposer un contrat de gouvernement, somme toute, pour des citoyens libres, c’est-à-dire qui sauront ce qui est bon pour eux. Rendez-vous en 2027 ?

Christophe Gallique

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