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Souvenirs de la vie à l’usine

Et si nous remontions à l’époque pas si lointaine où Lodève était encore un des fleurons de l’industrie textile ? Depuis trois ans, une équipe de professionnels ravive la mémoire du site du Bouldou à l’entrée de la ville. Elle a recueilli des témoignages d’ouvriers qui auront vocation à alimenter un site immersif, une visite guidée et une exposition itinérante sur l’industrie textile. Mado, Violette, Jean-Luc, Christian ont été les héros ordinaires de la grande histoire textile de Lodève. Lorsqu’ils ravivent leurs souvenirs, la ville s’anime, l’usine fourmille de monde. Leurs témoignages réfutent notre vision fantasmagorique du travail en usine.

Avertissement : par avance, nos excuses pour les approximations que pourrait contenir ce récit choral. Il n’a pas vocation à coller au réel mais à la vision que nos personnages en ont conservée.

Juillet 1963. Il est 4 heures du matin lorsque le réveil sonne. La maison est encore en sommeil et Mado, seule dans la cuisine, prépare son petit déjeuner, puis s’habille, sort et longe la Lergue pour prendre la direction de l’usine du Bouldou où elle vient d’être embauchée. Elle a tout juste 15 ans. Elle est l’aînée de quatre enfants. C’est son premier emploi, sa première paie, son tour d’aider la famille. Fille d’ouvrier, elle a toujours vu son père quitter le foyer aux aurores et ne rentrer que tard le soir. Après le travail, il charriait du charbon, puis taillait les vignes. Sa vie durant, il cumulera plusieurs journées en une.

Enfant, à 8-10 ans, elle l’accompagne parfois à l’usine sur sa moto. Elle est fascinée par cet univers démesuré, impressionnée d’apprendre, par les anciens, que des mouflets comme elle travaillaient là jusqu’en 1874 (date de l’interdiction du travail des enfants de moins de 12 ans) et même après pour aider leurs parents, en se cachant pendant les contrôles dans les balles de laine ou en trichant sur leur âge pour se faire embaucher. Berthe, une amie de son père, y est entrée à 12 ans en se faisant passer pour 14 ans. Elle travaillait sur les métiers à tisser et le soir, rentrait aux Plans à pied, pour garder les vaches.

Mado repense à Berthe, “Ça faisait une sacrée trotte quand même !”, en rejoignant ses camarades à 4 h 30 du matin. Il y a 1,5 km à parcourir à pied et la route croise le cimetière. “On avait peur”. Alors, elle chante Mado, avec Violette, l’amie d’enfance. Après leur certificat d’études, elles n’ont eu qu’une hâte : travailler. Le travail c’est le Graal, le moyen d’aider ses parents et de s’émanciper.

Le bâtiment n’a pas changé depuis son enfance. 10 000 m2 d’ateliers, des salles immenses où les machines tournent 24 h sur 24 h. Ça fait de l’effet les premières fois, la vision des métiers à tisser, impressionnants, le bruit, la cadence des machines à coudre, des centaines d’ouvrières penchées sur leur ouvrage. Du temps de son père, le site appartient encore à la famille Teisserenc-Harlachol, l’employeur le plus important de la ville pendant près d’un siècle. Une ère s’est achevée. Le synthétique a remplacé la laine. Mado fabrique désormais des bas, des pulls. Elle est ravie. Elle a toujours adoré coudre. “Maman cousait, chez nous on n’avait pas les moyens d’acheter du prêt-à-porter”. Elle a fait son apprentissage en couture, avant de choisir l’usine. Comme papa, les copains, les cousins. Ses patrons ne font pas encore partie du groupe Dim. Mais le site est déjà qualifié d’expérimental. Il tourne 7 jours sur 7, ne s’arrêtant qu’un mois l’été, emploie plus de femmes que d’hommes, moins bien payées que leurs collègues masculins.

Fières de leur condition d’ouvrières. “Sans déconner, on était accro”

Sur les métiers à tisser des milliers d’aiguilles dessinent des bas, qui une fois tissés, sont soufflés vers l’extérieur, paquetés et envoyés au visitage (où l’on contrôle les défauts éventuels) avant d’être dispatchés. Les premières mains, sans défaut, partent à la couture des pointes et des talons, puis à la teinture. Les secondes mains vont au remaillage, où Mado travaille. Dans l’atelier, elles sont une cinquantaine, en rang derrière des machines qu’elles ne quittent pas des yeux pendant huit heures d’affilée. Ce sont des petites machines à coudre rondes, sur lesquelles on enfile les bas filés pour remonter la maille avec l’aiguille et arrêter le fil. Ce geste très minutieux est répété des centaines de fois par jour dans le bruit et la chaleur. Mado s’en fout. Elle coud, coud et coud. Elle est payée à la tâche. C’est une ouvrière exemplaire. La contremaître la remarque. Désormais, elle formera les nouvelles. Il faut avoir des yeux de chat pour exercer ce métier. Mado les a gardés. Toujours pas de lunettes 60 ans plus tard. Quel fil continue-t-elle de remailler dans sa tête ?

 

Dans l’atelier principal, Violette, l’amie d’enfance, est employée au contrôle des métiers à tisser, un métier plutôt exercé par des hommes, au premier rang desquels son père qui travaille à quelques mètres d’elle. La photo d’un vieux monsieur au regard doux est encadré sur le buffet. Elle se tient, souriante, à ses côtés. “Belle !”, lui fait remarquer Mado, et elle rit, car oui elle est belle et en jette avec ses talons aiguille. C’est l’époque où les femmes commencent à revendiquer leurs droits. Elle et Mado seront de toutes les manifestations au moment de mai 68. Fières de leur condition d’ouvrières. “Sans déconner, on était accro”, dit Violette, nostalgique.

– Je me souviens, j’allais parfois travailler avec des bigoudis sur la tête, comme ça en rentrant, un rapide passage à la salle de bain, au maquillage et on étaient prêtes. Les parents nous donnaient la permission de sortir jusqu’à l’heure du repas.

Dans les années 60, Lodève est une ville prospère, joyeuse et amicale. Les magasins se touchent. Les gens sortent des chaises sur le pas de leur porte, boivent le café entre voisins, jouent aux cartes, discutent. “Avec les copains, on se tenait bras dessus, bras dessous, et on chantait à tue-tête en descendant la grand rue, on remontait par la Liberté et les Ricollet et on recommençait.“ Quand naissent ses jumeaux dix ans plus tard, Violette quitte l’univers de l’usine à regret : “si on me le propose, demain, j’y retourne. Peut-être pas 8 heures par jour, mais 4 oui”.

Pendant que Violette biberonne au début des années soixante-dix, Christian s’apprête à faire son entrée à l’usine du Bouldou. Lui aussi est originaire de Lodève “il ne faut pas dire du mal de sa ville”. Ça lui “met les nerfs“.

Il habite aujourd’hui aux Plans, une belle maison, construite de ses mains. Lorsqu’il est embauché en 1970, il habite encore un hameau à la sortie de Lodève, dans une villa au bord de la Lergue, d’où il sera exproprié par l’autoroute. Avec Micheline, ils ont une deux-chevaux rouge décapotable et aiment aller se promener à la mer. Enfin pas au début, pas quand il revient de l’armée, qu’il a 20 ans et qu’il commence à travailler. Il a fait son apprentissage en cuisine mais ne garde pas un bon souvenir de ses années derrière les fourneaux et de sa chef cerbère. L’usine pour Christian, ce sera tout le contraire : un patron dont il parle encore avec respect et un vrai boulot qui lui plait. Il y passera 32 ans. À différents postes dont, principalement, celui de responsable du magasin où transitent les marchandises, entrantes et sortantes, une véritable caverne d’Ali Baba, enfin il n’aimerait pas que je dise cela. Il en sera le responsable de l’époque où les cartons s’empilent jusqu’au plafond, à celle plus récente où tout sera géré informatiquement et en flux tendu.

Mado et Violette, 2022

Définitivement, il préférera la première période. Les coups de fil incessants des fournisseurs et des clients. Le ballet des camions à l’entrée et à la sortie. Le rush, les jours rares où la marchandise s’est perdue dans les rayons.

– Quel est le c… qui a bien pu ranger ça là !

Râler c’est son rayon. Pas que. Il fait partie de la maîtrise. Il doit veiller à la bonne gestion des commandes et tient scrupuleusement à jour l’état des stocks dans un cahier. Il travaille de jour, de 8 h à 17 h 30 plutôt qu’en 3/8, préférant sauvegarder sa vie de famille. Le midi, Micheline l’attend pour déjeuner. Il s’octroie une micro-sieste. Puis refait le trajet vers le Bouldou en deux-chevaux. Le soir, il va parfois pêcher en face de la maison ou taper la belote au café. Il y a quatre enfants et bientôt la nouvelle maison des Plans à construire. Les années passent vite.

En 1978 Dim reprend le site du Bouldou. L’usine se modernise. Elle devient la vitrine de la marque en Europe et produit jusqu’à 10 millions de collants par semaine sur des machines ultra-performantes, considérées à l’époque comme la rolls des métiers à tisser. Le travail s’intensifie. Les méthodes changent avec l’arrivée de l’informatique et des jeunes loups qui en maîtrisent le fonctionnement. Il est dépassé. Il tiendra jusqu’en 1998, avant de partir en pré-retraite, siphonné, bien plus par ces dernières années pendant lesquelles il ne se sent plus à sa place, que par les trente précédentes où la convivialité qui règne, les responsabilités qu’il assume et l’amour du travail bien fait font de lui un cadre exemplaire. Il aime cette ambiance. Les relations patrons-ouvriers sans heurts. Enfin, ça se tend parfois, mais c’est fluide. Peu de conflits sociaux. Ici on est bien payé. Et le paternalisme a du bon. Les fêtes, les Noëls et même des jardins ouvriers. Lui n’en possède pas. Il a assez du sien à entretenir. Il y a aussi du boulot pour les enfants du personnel pendant les vacances scolaires payé au smic. Mais le smic, c’est déjà beaucoup quand on est jeune. Son fils et ses filles en seront. Aucun ne va rester.

 

Pourtant ce 12 juillet 1998, il râle, il est du soir,
20 H – 4 heures du mat.

Été 1998, pendant que Christian prend le chemin du départ, Jean-Luc s’apprête à vivre sa première Coupe du monde à l’usine. Comme les enfants de Christian, Jean-Luc a été embauché à 20 ans pour les vacances d’été de 1985. Il y travaillera 18 ans. Changera de poste. De l’emballage, il sera transféré vers la surveillance des machines, “quand une aiguille cassait, il fallait arrêter la machine, on avait une espèce de manche avec comme une fourche qui épousait la forme du carré, elle s’enclenchait dans les rails et elle coupait le jus dans la machine, alors on pouvait couper les fils, remplacer l’aiguille cassée, puis relancer la machine.” Il aime son métier. S’estime bien payé. Chez Dim, à l’époque, un salaire d’ouvrier en équipe, avec les primes, ça va chercher dans les 5200 francs par mois (le smic en 1988 est à 4355,55 francs) auxquels il faut ajouter les jours de récup, le 13e mois, les vacances et autres avantages, mutuelle, Noël. En contrepartie, il travaille en 5/8, deux jours en matinée, deux jours en soirée et deux de nuit. Puis cumule 4 jours de repos. Il n’a ni week-ends, ni jours fériés. Il est souvent absent des soirées entre potes ou des déjeuners de famille du dimanche, mais pour les grandes occasions il se fait remplacer. La solidarité entre collègues n’a jamais failli. Ça il s’en souvient bien. Comme des fins de nuit, chez Michel, collègue célibataire, à manger des pâtes à 5 h du mat et refaire le monde, avant de rentrer chacun chez soi, sombrer dans le sommeil. Pourtant ce 12 juillet 1998, il râle, il est du soir, 20 h – 4 heures du mat. Toute la semaine, les gars n’ont parlé que du match. La France est en finale, je ne vous apprends rien. Il habite Villecun, alors il descend en voiture, en deux-chevaux, lui aussi. Décidément. Il a mis dans le coffre sa petite télé à magnéto, un modèle compact mais transportable. L’équipe de nuit est constituée uniquement d’hommes. L’ambiance est très différente même si, comme de jour, le bruit strident, la chaleur, le taux d’humidité de 75 % exigé par les fils pour ne pas casser, l’odeur d’huile chauffée que produisent les machines, comme les néons allumés de jour comme de nuit dans le bâtiment aveugle, tout lui saute à la gueule. Son chef d’équipe est un amateur de foot. Une télé, génial ! Restent trente minutes pour trouver l’endroit où “ça capte”. Ce sera sur la passerelle dont l’accès est normalement interdit aux ouvriers qui relie la nouvelle et l’ancienne usine. Ce soir-là, pendant que la France gagne 3-0 contre le Brésil, Jean-Luc a les yeux rivés sur un poste minuscule, perché à 10 m au-dessus de la route, et c’est un des plus beaux jours de sa vie. Les précieuses machines resteront ce soir-là sans surveillance. Jean-Luc concède qu’il a bien dû s’endormir quelques fois, sur son tabouret, à scruter pendant des heures des aiguilles dans des bobines de fils. Les incidents resteront rares. Sans doute ces machines très sophistiquées se passeraient-elles un jour des hommes, mais il était préférable, en attendant, qu’ils les embobinent encore un peu.

Violette, 16 ans, 1963

Avec le recul, qui a gagné le match du siècle ? L’homme ou la machine ? La fermeture de l’usine en 2002 signe la fin d’une épopée de plus de trois siècles. Les machines, démantelées, seront revendues ou finiront à la casse. Les hommes mis sur le carreau. La grande famille ouvrière se disloque. Les enfants de Mado, Violette, Christian et Jean-Luc n’en feront plus partie. Jean-Luc deviendra maçon. D’autres connaîtront le chômage. Tous regrettent le temps d’avant, celui comme dit Violette où ils étaient “accro” à l’usine.

Nadya Charvet

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