Interview

Il est où le patron ?

Invitées à la librairie un point un trait, le 21 juillet 2022

C le Mag : Comment s’est construite l’idée de cette BD ?

Céline : Nous souhaitions faire une BD féministe qui rende compte de la réalité de nos vies de femmes paysannes. C’est avec cette envie que nous avons rencontré Maud, dessinatrice de BD ayant elle-même suivi une formation agricole. Nous, cinq paysannes, bergère, éleveuse, apicultrice ou maraîchère, aimons passionnément nos métiers, mais, comme dans le reste de la société, nous vivons jour après jour des situations qui nous dérangent, nous mettent mal à l’aise voire nous font violence, car cela nous renvoie sans cesse à notre statut de femme et non d’individu autonome. Chacune des situations décrites dans cette BD a été vécue par nous ou notre entourage, ou est issue de témoignages recueillis au sein des réseaux de la Confédération Paysanne, des CIVAM et de Reclaim the fields. L’énorme et riche matériau rassemblé met en évidence un constat édifiant : ce qui pourrait n’être qu’un empilement d’anecdotes, parfois drôles, parfois tragiques, est en fait le reflet d’un système qui opprime (entre autres) les femmes.

ClM : Vous êtes 5 paysannes dont le quotidien a été croqué par Maud Bénézit. Comment s’est faite la rencontre entre vous 5 et le monde de la BD ?

C : Nous sommes des amatrices de BD depuis longtemps, c’est un média très populaire.

ClM : Comment avez-vous travaillé pour sélectionner les anecdotes à inclure ou pas, ainsi qu’à équilibrer les chroniques pour rendre l’ouvrage rythmé ?

C : Nous avons collecté les histoires sexistes agricoles, soit les nôtres soit auprès de paysannes collègues. Puis nous avons “classé” ces histoires qui relèvent d’un problème de statut, de manque de reconnaissance, de violences verbales ou physiques, de difficultés à prendre une place en réunion… Nous avons construit très artisanalement un chemin de fer de la BD sur des grandes feuilles scotchées, chaque anecdote était nommée sur un post-it qu’on plaçait ensuite sur ce chemin de fer.

ClM : Céline, vous avez repris une ferme, comme Joséphine dans la BD, les anecdotes oscillent entre bienveillance et testostérone déplacée, mais relatées avec humour, comment ont-elles vraiment été vécues ?

C : La plupart sont tout de même mal vécues à chaque fois : soit on n’arrive pas à réagir et on s’en veut après coup, soit on “sur-réagit” et ça semble inapproprié, alors que c’est en fait la goutte d’eau de trop, la remarque sexiste qui arrive après tant d’autres… l’humour peut être une arme pour faire passer des messages mais ne doit en aucun cas cacher la violence des situations. Je ne dirais pas qu’il s’agit d’une BD humoristique. On s’est servi de l’humour pour faire passer nos messages, et attraper les lecteurs les plus réticents à la lecture de ce thème.

ClM : Statut de la femme, homosexualité, poncifs… la BD brosse un portrait de la société qui n’est pas réservé qu’au monde agricole, mais en est-il un miroir grossissant ?

C : Malheureusement je ne pense pas. Une fois qu’on a chaussé les lunettes du féminisme, le sexisme saute aux yeux, il est partout. Chaque anecdote n’est en fait pas anecdotique : elle n’est pas liée à la situation ou aux personnages précisément à un temps donné, mais révélatrice du système qui sous tend encore complètement notre société.

ClM : La BD montre aussi la réalité du monde agricole avec les conditions de travail, les contraintes du recours aux aides, parfois bien éloignées de cet engouement de retour à la terre d’après confinement ! Est-ce un métier d’avenir ?

C : Bien sûr ! Que ferions-nous sans paysans et paysannes ?

ClM : Au delà de cette BD d’humour, ces récits de femmes permettent aussi de découvrir les dessous d’un monde parfois méconnu. Est-ce une façon de faire prendre conscience qu’une agriculture de proximité à taille humaine est possible et enviable ?

C : Cette BD c’est aussi notre manière de faire entendre directement des voix paysannes. Il nous semble en effet que cette catégorie sociale de moins en moins nombreuse est souvent peu présente ou décrédibilisée dans les médias. Nous sommes fières que cette fois, ce ne soient pas des experts et des expertes ou des journalistes, qui viennent parler de nous à notre place pour nous caser tantôt dans un décor bucolique fantasmé, tantôt dans un monde agro-industriel maltraitant l’environnement.

Si nous préférons le terme de “paysanne” à celui “d’exploitante agricole” c’est pour parler plus justement de nos métiers, nos passions en lien avec les animaux et la nature, notre volonté d’autonomie sur nos fermes. Nous ne tenons pas dans nos cœurs l’idée “d’exploitation” et sa connotation productiviste ; nous récusons également les pressions bureaucratiques et industrielles qui l’entourent. Si le plaisir s’invite quotidiennement dans nos pratiques, ce sont aussi beaucoup de convictions qui nous animent. Nos choix traduisent incontestablement l’envie de s’extraire d’une vision capitaliste de l’agriculture et du monde en général.

ClM : Ce projet de BD va-t-il en appeler d’autres ? Et quelles sont vos prochaines envies pour partager la passion de votre métier ? Maud la dessinatrice est partie sur un autre projet BD, une biographie de Clarisse Cramer qui a fait le Vendée Globe.

C : Avec 2 copines de la BD nous avons monté un petit groupe pour s’échanger des textes, podcasts, réflexions personnelles sur être éleveuse et féministe (en réaction avec un pan dévoyé de l’éco-féminisme qui assimile toutes les formes d’oppression avec l’élevage…).

ClM : Merci pour vos réponses, vous viendrez le 21 juillet à Lodève à la librairie un point un trait pour présenter la BD, raconter d’autres anecdotes et parler de votre métier. À très bientôt !

Stephan Pahl

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