PHILOSOPHIE

Le progrès ou la catastrophe ?

Le progrès est un concept à la fois simple et ambigu : le progrès c’est lorsque une chose progresse, évolue vers un mieux. On parle ainsi du progrès technique, mais aussi du progrès d’une négociation, ou du progrès des troupes sur le théâtre d’une guerre ; le même mot est utilisé pour parler des progrès sociaux, du progrès des inégalités tout comme celui de la parité. Quel mot chargé ! Quel mot polyvalent ! Le vingt-quatre février 2022, à quatre heures, l’armée russe a envahi le territoire de l’Ukraine, continuant ainsi une guerre débutée huit ans auparavant et qui cumulait déjà plus de quatorze mille victimes. Peut-on parler de progrès ? Progrès dans les armements ? Est-ce que l’usage des drones et des dauphins comme armes de guerre est réellement un progrès ? Pour tous ceux qui sont sous les bombes il n’y a pas de progrès. Il n’y a qu’une catastrophe. Certes, il y a parfois des livres qui développent une perception romantique de la guerre comme progrès nécessaire des civilisations.

Certains intellectuels théorisent la nécessité de cette guerre en prétextant un droit à l’impérialisme d’exister pour des raisons géo-politiques : rivalité avec l’OTAN, sentiment de frustration de tout un peuple, etc. Mais nous aimerions prendre un autre point de vue, celui de ceux qui vivent la tragédie. Nous partirons de l’hypothèse qu’un intellectuel qui a vécu la tragédie d’une guerre, des bombardements, de l’exil, peut mieux que quiconque parler de la catastrophe qu’est une guerre. Nous n’avons pas de texte d’un philosophe ukrainien ou libyen, ou yéménite. Mais nous pouvons faire un parallèle avec les intellectuels qui ont vécu la Seconde Guerre mondiale. L’un d’entre eux était le philosophe allemand Walter Benjamin.

Walter Benjamin (1892-1940) tenta de fuir l’Allemagne nazie en passant par la France. Il fut interné à Nevers en 1939 et commença là-bas à rédiger des notes sur Le concept d’histoire, ouvrage qui resta à l’état d’ébauche car le philosophe mit fin à ses jours le 26 septembre 1940 à Portbou, premier village catalan à la frontière espagnole.

Nous pouvons dire que son œuvre fut marquée par son époque et le pessimisme que tout individu rationnel pouvait (et aurait dû !) ressentir en constatant que son pays d’origine entamait la conquête de l’Europe et plongeait le monde dans l’horreur systémique, voire industrielle. Sa lucidité structurait sa pensée. C’est donc une œuvre qui fut marquée par un contexte historique avec une portée universelle. 

Walter Benjamin n’était pas un historien au sens où nous l’entendons : il ne voulait pas établir des faits et reconstituer l’épopée d’une civilisation. L’histoire, il la pensait comme la réalisation nécessaire d’une certaine idée de l’humanité, celle héritée de Marx (la révolution communiste qui déboucherait nécessairement sur la victoire du prolétariat au nom d’une logique appelée par Marx matérialisme historique) mêlée à sa propre culture juive du messie. C’est assez compliqué à comprendre, d’autant plus que lui-même n’a pas vraiment développé des explications claires. Mais ce qui peut nous intéresser, c’est la critique de l’idée de progrès qu’il réalise à l’occasion.

“Cette tempête est ce que nous appelons le progrès”

Walter Benjamin s’opposait à toutes les philosophies qui, depuis le siècle des Lumières, prônaient le progrès intellectuel et moral du genre humain. Il y a deux philosophes qui étaient les défenseurs de cette idée : le français Condorcet (1743-1794) et l’allemand Hegel (1770-1831). Chacun développait l’idée que, derrière les horreurs et l’absurdité des événements, l’humanité progressait à un double niveau – celui des défis pour se nourrir, se loger et combattre la maladie et celui du progrès de la moralité triomphant face à la barbarie. La deuxième idée des optimistes était que ce progrès était infini, l’humanité étant perpétuellement perfectible. Enfin, que rien ni personne ne pouvait arrêter cette évolution. Walter Benjamin va refuser cette adoration aveugle du progrès qui, selon lui, était un somnifère. Son pessimisme va lui permettre de pointer deux problèmes : Pourquoi n’y a-t-il pas de progrès dans l’histoire ? et Pourquoi l’histoire racontée par les historiens est-elle toujours celle des vainqueurs ?

Développons la première thèse : L’histoire est une succession de catastrophes qui constituent “le continuum de l’Histoire” , c’est-à-dire que les événements que nous vivons n’ont rien de positif ni même de rationnel. L’histoire est une continuité d’horreurs, de massacres et d’erreurs. 

Dans le fragment IX de son livre inachevé Essai sur le concept d’histoire, Walter Benjamin utilise un tableau de Paul Klee, Angelus Novus (1920, acheté par Walter Benjamin), pour expliquer son idée du progrès : “Il a les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les ailes déployées. L’Ange de l’histoire doit avoir cet aspect-là. Il a tourné le visage vers le passé. Là où une chaîne de faits apparaît devant nous, il voit une unique catastrophe dont le résultat constant est d’accumuler les ruines sur les ruines et de les lui lancer devant les pieds.  Ce n’est pas simplement la situation d’exilé de la Seconde Guerre mondiale. C’est la situation dans laquelle se trouve tout homme, à toute époque, face à la guerre : rien ne la justifie, jamais, et elle n’apporte rien au concert des nations si ce n’est des ruines et des pleurs. Qu’est-ce que serait le progrès ? Un ange dont le visage est tourné vers le passé où s’amoncellent ruines et catastrophes et qui voudrait bien s’arrêter une fois pour reconstruire un peu ce qui a été détruit “mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer  et qui l’entraîne irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne pourtant le dos. “Cette tempête est ce que nous appelons le progrès” . Ce que nous appelons progrès ne serait donc qu’une capacité à survivre au milieu des ruines du passé. 

il ne faut pas considérer l’histoire du point de vue des vainqueurs, plutôt celui des vaincus

Bien entendu des optimistes indécrottables évoqueront l’idée que le passé a apporté des bienfaits : nous vivons mieux que nos ancêtres et certains grands hommes ont apporté à l’humanité   des acquis indéniables. Mais Walter Benjamin est définitivement contre “la foi obstinée qu’ont ces hommes politiques dans le progrès.  Quel progrès peuvent-ils réellement apporter ? Lorsque le maître du Kremlin évoque, sans avoir peur de l’oxymore, le retour de la Grande Russie, celle d’Ivan le Terrible en 1547, en considérant que nier l’existence d’un peuple ukrainien est un progrès ? Il s’appuie peut-être sur “la certitude qu’ils ont de s’appuyer sur une base massive”, ce qu’ils appellent le peuple, qui est censé avoir une opinion franche et tranchée en faveur d’un sens de l’histoire, si possible celui de son dirigeant. Walter Benjamin avait une véritable rancune, voire une colère face aux politiques qui n’avaient pas été assez radicaux pour aider le peuple allemand, ce dernier se jetant dans les bras d’Adolf Hitler. Mais nous pouvons transposer avec ce qui se déroule sous nos yeux : ceux qui ont cru que la guerre était derrière nous, le passé de nations qui se suicidaient à force de nationalisme, ceux-là étaient naïfs : il n’y a pas de progrès dans l’histoire. Pas d’éternel recommencement non plus.

La deuxième idée défendue par Walter Benjamin est qu’il ne faut pas considérer l’histoire du point de vue des vainqueurs, plutôt celui des vaincus. “Ce sont toujours les héritiers des vainqueurs qui marchent sur les corps de ceux qui gisent à terre ; l’historien y songe avec effroi et s’écarte autant que possible de cette transmission”  Que ce soit la révolte des esclaves, les révolutions françaises du XIXème siècle, la Commune de Paris qui déboucha sur le massacre d’une partie des parisiens, le génocide de la Seconde Guerre mondiale, le martyre du peuple cambodgien, la Révolution culturelle maoïste, la famine au Biafra, ou le peuple ukrainien sacrifié sur l’autel de la gloire de la Russie qui se sent trahie et menacée, à chaque fois la catastrophe montre qu’elle est le véritable moteur de l’histoire, mais que les reconstructions intellectuelles fantasmées vont bon train après les événements. Dans le fragment VII de son essai Sur le concept d’histoire, Walter Benjamin écrit : “Fustel de Coulanges (historien français né en 1830 et mort en 1889) recommande à l’historien, s’il veut reconstituer une époque, de s’ôter de l’esprit tout ce qu’il sait du cours ultérieur de l’Histoire. […] C’est un procédé reposant sur le fait de se mettre dans la peau de l’autre.  

 faut-il jeter aux oubliettes un certain nombre d’acteurs de notre histoire ?

Cette méthode d’écriture a pour objectif de reconstituer le plus objectivement possible ce qu’il s’est passé à une époque donnée, loin des préjugés que nous avons et avec le recul nécessaire. Mais très souvent, cette ambition scientifique d’écriture de l’histoire n’existe pas : l’historien écrit pour son époque, celle qui va le lire, et qui a connaissance de tout ce qui s’est passé depuis. Du coup le récit peut être partial et orienté ; il a toujours le pli pris par une nation qui a gagné ou perdu. Prenons au moins deux exemples : comparer l’histoire de la Première Guerre mondiale telle qu’elle est enseignée au Royaume-Uni, en Allemagne et en France. Que disent les historiens allemands des origines de cette guerre ? Quelle est leur principale bataille, celle qui a vraiment marqué leur armée ? Est-ce Verdun ? Ou la bataille de la Somme en 1916 ? Les historiens de chaque pays, nécessairement, ne livreront pas le même récit. Non pas qu’ils nieront l’existence des faits, mais parce que le scénario qu’ils adopteront sera différent. Le deuxième exemple est peut-être plus polémique, plus proche des discussions que nous pouvons entendre aujourd’hui à propos de la mémoire : faut-il condamner et déboulonner toutes les statues des hommes d’État (Colbert, Napoléon…) au nom d’une réflexion contemporaine sur l’esclavagisme ? Au nom du concept de “cancel culture”, concept par ailleurs très vague, très mal défini, faut-il jeter aux oubliettes un certain nombre d’acteurs de notre histoire ? Du moins faut-il cesser de donner leurs noms à des lycées, des avenues et commémorer leurs mémoires ? Faut-il que Bordeaux et La Rochelle fassent contrition, elles qui se sont enrichies grâce au commerce triangulaire ? C’est tout un débat qui secoue encore aujourd’hui nos sociétés. Walter Benjamin ne fait que mettre le doigt sur la plaie douloureuse par excellence : la culpabilité d’une nation qui a du mal à regarder son passé, qui ne voudrait qu’un récit, celui d’un État vainqueur qui ne devrait pas avoir honte de sa gloire historique.

Quel est l’intérêt de redécouvrir ainsi l’histoire ? Pourquoi celle des vaincus est-elle plus intéressante ? Sans doute le faut-il pour ne pas oublier les victimes.

À l’heure où sont écrites ces lignes, nous ne connaissons pas l’issue de la guerre d’invasion de la Russie. Mais quelle que soit l’armée victorieuse, il restera un pays dévasté et un peuple déchiré, qui pleurera les siens. Hélas dans quelques dizaines d’années, lorsque ce conflit aura droit à quelques lignes dans les manuels d’histoire, ce sont les noms des présidents qui seront cités, pas ceux des victimes civiles ni même des soldats. Juste les noms de ceux qui ont le pouvoir politique et militaire. Aussi j’aimerais terminer avec quelques lignes de Voltaire extraites de sa douzième Lettre philosophique (1734) : “Il n’y a pas longtemps que l’on agitait, dans une compagnie célèbre, cette question usée et frivole, quel était le plus grand homme, de César, d’Alexandre, de Tamerlan, de Cromwell, etc. […] Ces politiques et ces conquérants, dont aucun siècle n’a manqué, ne sont d’ordinaire que d’illustres méchants. C’est à celui qui domine sur les esprits par la force de la vérité, non à ceux qui font des esclaves par la violence, c’est à celui qui connaît l’univers, non à ceux qui le défigurent, que nous devons nos respects. 

Christophe Gallique

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