Interview

Questions à Emma Becker

Invitée à la librairie un point un trait, le 12 octobre 2022

© Pascal Ito

Emma Becker, votre précédent livre “La Maison” vient de sortir en poche aux éditions “J’ai lu” où vous racontiez dans les plus intimes détails votre vie dans un bordel à Berlin. Vous revenez pour cette rentrée littéraire avec votre nouveau livre “L’inconduite” paru chez Albin Michel, la suite de votre vie après “La Maison”. Dans cette suite, vous êtes maintenant “mère” d’un garçon nommé Isidore.

C le Mag : Votre livre nous plonge dans vos récits, passés et présents et dès le début vous donnez le ton. De retour chez vous, imprégnée de l’odeur d’un autre homme, vous consolez votre enfant en pleurs dans les bras de son père. Vous vous interrogez sur l’envie d’être une femme libre en tant que mère. De quoi être mère est-il l’empêchement ?

Emma Becker : Il me semblait qu’être mère m’empêchait d’être quoi que ce soit d’autre. Rien ne m’avait préparée à ce qu’être mère signifie du point de vue matériel ou psychologique, la nécessité d’être présente en permanence, l’incapacité, souvent, de penser à autre chose. On est pourtant, en tant que petite fille et que femme, éduquée dans l’idée de devenir mère ; mais personne n’évoque le renoncement que cela implique, au moins pour un temps. J’ai eu mon premier fils en Allemagne, où la maternité est aussi conçue un peu différemment par rapport à la France ; il est très rare, par exemple, de pouvoir confier son enfant à une crèche avant qu’il soit capable de marcher. J’ai passé un an à la maison, seule avec un petit enfant, et c’était un rôle tout à fait nouveau pour moi, auquel je me suis habituée avec difficulté, en tout cas avec l’impression de devoir remiser toute une partie de ma vie, une partie cruciale, celle qui sortait le soir, qui rencontrait des hommes sans devoir se justifier, celle aussi qui avait bossé dans un bordel et qui était habituée au regard de l’homme sur elle. Quand on devient mère, on sent bien que ce regard sur soi change.

ClM : Céline, vous avez repris une ferme, comme Joséphine dans la BD, les anecdotes oscillent entre bienveillance et testostérone déplacée, mais relatées avec humour, comment ont-elles vraiment été vécues ?

C : La plupart sont tout de même mal vécues à chaque fois : soit on n’arrive pas à réagir et on s’en veut après coup, soit on “sur-réagit” et ça semble inapproprié, alors que c’est en fait la goutte d’eau de trop, la remarque sexiste qui arrive après tant d’autres… l’humour peut être une arme pour faire passer des messages mais ne doit en aucun cas cacher la violence des situations. Je ne dirais pas qu’il s’agit d’une BD humoristique. On s’est servi de l’humour pour faire passer nos messages, et attraper les lecteurs les plus réticents à la lecture de ce thème.

ClM : Statut de la femme, homosexualité, poncifs… la BD brosse un portrait de la société qui n’est pas réservé qu’au monde agricole, mais en est-il un miroir grossissant ?

C : Malheureusement je ne pense pas. Une fois qu’on a chaussé les lunettes du féminisme, le sexisme saute aux yeux, il est partout. Chaque anecdote n’est en fait pas anecdotique : elle n’est pas liée à la situation ou aux personnages précisément à un temps donné, mais révélatrice du système qui sous tend encore complètement notre société.

Être une femme dans ce monde, c’est performer une idée de la féminité qu’on nous inculque depuis notre petite enfance

ClM. : Vous parlez de votre situation de mère, par petites touches, est-ce juste un rappel de ce nouveau rôle, de ce nouveau statut ? Est-ce comme une prise de conscience de ne plus exister que pour soi ?

E.B. : La maternité n’est pas le thème principal de ce livre, mais elle est inscrite en creux, dans chaque scène ; c’est elle qui détermine mes fuites de la maison, et les retours que j’y opère. La sensation de frustration et d’insatisfaction que je décris est conditionnée par la maternité, qu’on nous explique comme une vocation, à laquelle il faudrait tout sacrifier.

ClM. : Les premières relations que vous décrivez sont celles des liens familiaux, les gestes d’enfants, comme celui d’Isidore avec votre grand père, vous relatez ensuite vos relations avec vos partenaires. Est-ce une approche pour aborder la question des plaisirs sous toutes ses formes, hors des tabous de société et en particulier ceux liés aux plaisirs des femmes ?

E.B. : J’évoque en premier lieu mon grand-père et mon fils car ce sont, à leur façon, les hommes de ma vie. L’un arrive, l’autre part : en perdant mon grand-père j’abandonne la jeune femme que j’étais, et je deviens une femme et une mère, en donnant naissance à mon fils.

ClM. : Qu’est-ce qu’être une femme, une jeune femme, dans un monde d’hommes et surtout dans un monde aux regards d’hommes ? Est-ce le fait d’exister à travers le regard de l’autre, c’est à dire être sublimé par l’autre ? Ou est-ce être une Geisha, c’est à dire une artiste, qui par sa compagnie, son raffinement, valorise l’autre ?

E.B. : Être une femme dans ce monde, c’est performer une idée de la féminité qu’on nous inculque depuis notre petite enfance : être jolie, intelligente, mais avec humilité, se prêter aux idées que les hommes se font de nous, et surtout, reléguer son propre désir et son propre plaisir au second plan, au bénéfice des hommes. C’est une comédie et presque un travail, puisque cela consiste à s’oublier soi-même pour se fondre dans la représentation qu’on se fait de ce qu’est une femme. J’ai longtemps fait du regard de l’homme une sublimation, je voulais me voir dans leurs yeux, incarner La Femme, satisfaire un certain nombre de fantasmes qu’on lie au mot femme. Être une femme, cela veut souvent dire ne pas menacer l’homme, le mettre en valeur. Les hommes sont mes muses, mais je ne cherche pas à les idéaliser, car bien souvent la fréquentation des hommes est sujet à déception, à souffrance. En revanche, de ces déceptions et de ces chagrins j’essaie de tirer des enseignements, sur eux, sur moi. Les hommes, c’est un peu mon école à moi.

Je crois que l’état amoureux implique toujours une forme de frustration

ClM. : Vous vous posez en femme “libre” c’est à dire sans amour avec le père de votre enfant, donc moralement autorisée à coucher avec d’autres. Cette précision est-elle nécessaire pour permettre au lecteur d’accepter plus facilement la suite et permettre la liberté sexuelle que vous relatez ?

E.B. : Je ne m’inquiète pas de ce que le lecteur accepte ce que j’écris. Je décris les choses telles qu’elles l’étaient à l’époque : un couple qui s’est perdu de vue, qui se laisse des libertés pour essayer de ne pas se perdre encore plus. Je ne crois pas que cela soit une situation exceptionnelle, elle est à mon sens partagée par beaucoup de couples qui viennent d’avoir un enfant, mais il est encore, aujourd’hui, compliqué de mettre des mots sur cet état de fait. Cela l’a été aussi pour moi, j’avais l’impression que si nous commencions à verbaliser ce qu’il était advenu de nous, nous ne pourrions plus jamais recoller les morceaux.

ClM. : Vous dites “si j’étais heureuse, avais-je vraiment besoin d’autres mecs ?” Comment se pose la relation à l’autre dans la réalité face à l’étendu des possibles par le fantasme ?

E.B. : J’ai toujours pensé qu’il était contre-productif de vouloir trouver le bonheur en une seule personne, et à l’époque où j’ai écrit ce livre, il me semblait qu’une partie de mon bonheur venait de ces rencontres sans lendemain, où je me sentais brusquement vivre pleinement. Je crois que le bonheur n’est pas un état constant, qu’on peut être heureux sans s’en rendre compte sur le moment, qu’on le réalise a posteriori, justement lorsqu’on est moins heureux. Il a fallu que Lenny et moi nous perdions de vue pour comprendre que nous avions besoin l’un de l’autre. On ne peut pas exiger de son conjoint, de l’homme avec qui on a un enfant, de nous apporter autant de passion et de vertiges qu’un homme qu’on ne connaît pas, pour qui on n’est qu’une maîtresse ; je crois qu’il faut un peu des deux, aimer, et être amoureuse, et ces deux états sont très différents.

ClM. : La question du plaisir et de la recherche de l’orgasme à travers les différentes rencontres sont évidemment présentes dans “L’inconduite”, pourtant elles finissent par un goût amer dans la bouche et loin du plaisir attendu, la tristesse, la frustration ou l’insatisfaction ne sont-elles pas aussi les thèmes sous-jacents de votre livre ?

E.B. : Je crois que l’état amoureux implique toujours une forme de frustration et d’insatisfaction, parce qu’il est difficile de faire cohabiter le fantasme (qui est un monde où tout va toujours bien, où tout se passe comme on le voudrait) avec la réalité. Et, encore une fois, ce monde là n’apprend pas aux femmes à faire passer leur désir en premier ; je me suis longtemps attendue à ce que les hommes devancent mes désirs, devinent mes fantasmes ; j’ai du mal à me débarrasser de cette idée du prince charmant, de l’amant idéal, qui sait lire dans mes silences. J’ai grandi, comme tant d’autres petites filles, avec les films Disney et les contes de fées. Ce sont des fantasmes perpétués autant par les hommes qui nous entourent que par les femmes.

ClM. : Paris, Berlin, les souvenirs se mêlent aux lieux tout autant qu’aux personnes, qu’est ce qui se fantasme dans ces mélanges ?

E.B. : Berlin est une ville où j’ai vécu huit ans et été, par moments, très heureuse. Mais lorsque je tombe amoureuse d’un homme qui habite Paris, soudain c’est à Paris que bat mon cœur, et il me semble que la vie que je pourrais avoir si je n’étais pas à Berlin est en train de m’échapper. J’ai grandi près de Paris, c’est la langue que je parle, c’est comme ça que je réfléchis, et la simple idée qu’un homme m’attende en France me persuade un temps que je suis au mauvais endroit au mauvais moment.

ClM. : Dans un échange entre vous et Jon, vous dites que l’intimité se construit en baisant. Est-ce uniquement dans ces moments que chacun se dévoile et se révèle ?

E.B. : Je crois que l’intimité qui se construit en faisant l’amour avec un homme qu’on aime n’est pas superficielle, ne dure pas juste le temps d’un orgasme. Faire l’amour, c’est partager un langage secret, c’est épanouir une partie de soi que l’on réduit le reste du temps au silence.

ClM. : Vous faites une description de la femme au foyer avec les clichés les plus vils, les plus dégradants, celle de la femme objet. Le livre est-il un constat de ce rôle et de la place de la femme dans une société machiste, où même une femme “libre” ne peut s’en libérer ?

E.B. : Ces clichés ne sont ni vils ni dégradants, ce sont ceux auxquels j’ai été confrontée moi-même lorsque je suis devenue mère. Je ne fais que les pointer du doigt. La liberté d’une femme qui devient mère se vole, dix minutes à soi ce sont toujours dix minutes que l’on aurait pu, que l’on aurait dû, consacrer à son enfant, ou au ménage, ou à la cuisine. C’est en volant ces quelques minutes par ci par là que j’ai réussi à écrire ce livre.

ClM. : La conclusion du livre se fait avec un poème de Prévert, telle une ode à l’amour. Est-ce ce sentiment après lequel vous courez ou nous faites courir ?

E.B. : Je suis, contre toute attente, la personne la plus indécrottablement romantique que je connaisse.

Emma Becker sera présente à la librairie un point un trait (Lodève) le mercredi 12 octobre dès 18h30

Stephan Pahl

0 0 votes
Évaluation de l'article
S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
0
Nous aimerions avoir votre avis, laissez nous un commentaire.x