PHILOSOPHIE

La dromosphère :
prendre l’accident au sérieux

La tragédie grecque était le récit d’hommes qui ne maîtrisaient pas leur destin à cause de leurs faiblesses congénitales d’une part et de l’action des dieux d’autre part. Les héros devaient donc se battre contre eux-mêmes, leurs peurs, leurs lâchetés, les trahisons des leurs, mais aussi les caprices de divinités qui s’amusaient de la fragilité humaine. Les dieux ont disparu de notre horizon et de nos récits. Mais nos drames non. Nous sommes face à l’inattendu, à ce qui brise notre vie, à des murs qui nous écrasent. Ces drames, ce sont les accidents. Accidents de la route, crise financière liée à la vitesse de la spéculation, canicules liées à la puissance des outils humains qui produisent du CO2, catastrophes nucléaires liées, etc.… L’accident a remplacé le destin dans la tragédie humaine. Paul Virilio, architecte urbaniste, né en 1932 et mort en 2018, s’intéressa tout au long de sa vie à cette dimension oubliée de la réalité et à son corollaire, la vitesse. Il élabora le concept de dromosphère : comment la vitesse engendrée par l’augmentation considérable de notre puissance au vingtième siècle a produit des drames inimaginables auparavant.

Pourquoi ce nom bizarre ? Le dromos, en grec, cela veut dire “chemin”. C’était souvent un chemin bordé de sphinx entre un temple et un quai en bord de mer. C’est devenu ensuite une piste de course à pied : le culte de la vitesse doublé par le sentiment que notre destin est borné par un regard omniprésent qui nous échappe, celui des sphinx. Ce qui caractérise l’époque contemporaine, c’est le fait que nous soyons embarqués dans ce drome sans pouvoir en sortir, avec l’angoisse de nous écraser directement contre le mur. Un exemple ? Lisez la Supplication de Svetlana Alexievitch qui, dix ans après l’accident de Tchernobyl, raconte l’enchaînement des drames humains en recueillant les témoignages. Si vous avez l’estomac bien accroché, allez jusqu’au bout du récit de cette jeune mère de famille dont le mari fit partie des premières équipes, le matin de l’explosion.

Bien entendu lorsqu’on lit une telle phrase, on se dit immédiatement que Paul Virilio est un de ces anti-modernes réactionnaires, technophobes. Un héritier de Jean-Jacques Rousseau qui, dès le XVIIIème siècle dans ses Discours sur les Sciences et les Arts (1750) et Discours sur l’origine et le fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), remettait en doute les bienfaits systématiques du progrès technique et de son lien avec le progrès moral. JJ Rousseau qui était accusé par Voltaire de vouloir revenir au temps où l’on marchait à quatre pattes2, mais dont il faut lire la réponse : “quel plus sûr moyen de courir d’erreurs en erreurs que la fureur de savoir tout ?” Ce qui ne veut rien dire d’autre que la simple vénération du progrès sans s’interroger sur sa dangerosité. Cela ne veut pas dire qu’on le renie, mais qu’il faut toujours s’interroger sur ses conditions d’existence !

“il ne s’agit pas de prendre l’accident au tragique […] mais au sérieux”

C’est ce que se propose de faire Paul Virilio : penser l’existence des accidents résultant des innovations technologiques apparues depuis la multiplication de la puissance et de la vitesse il y a 150 ans. « Loin de prôner un “catastrophisme millénariste” il ne s’agit pas de prendre l’accident au tragique dans le but d’effrayer les foules, comme le font si souvent les mass-media, mais seulement de prendre enfin l’accident au sérieux. »3

Qu’est-ce qu’un accident ? Il faut remonter à Aristote pour le comprendre. Il distinguait l’essence d’une réalité de l’accident. L’essence, c’est ce qui est en lien avec la nature de la chose de manière nécessaire : le train est par essence plus rapide que la marche à pied. L’accident, lui, n’est jamais nécessaire mais révèle néanmoins ce qui est de la nature même de la chose. Un accident, lorsqu’il surgit, exprime les potentialités de la chose ou de l’être. Le coup de pioche peut révéler par accident l’existence d’un trésor qu’on ne cherchait pas ; Fleming découvrit par accident les propriétés du pénicillium. Le même mot est utilisé pour désigner les accidents liés aux nouvelles innovations. Quel est le lien ? Paul Virilio s’explique : “Inventer le navire à voile, c’est inventer le naufrage. Inventer le train, c’est inventer l’accident ferroviaire du déraillement.

Inventer l’automobile domestique, c’est produire le télescopage en chaîne sur l’autoroute.” C’est une réalité. Le penseur ne doit pas juste se lamenter en proposant d’abandonner tous ces progrès. Ce serait une absurdité. En revanche il peut s’en servir comme levier pour réfléchir sur sa propre existence. Comme le faisait remarquer Paul Valéry « L’instrument tend à disparaître de la conscience. On dit couramment que son fonctionnement est devenu automatique. Ce qu’il faut en tirer, c’est la nouvelle équation : la conscience ne subsiste que pour les accidents »4 L’accident sert ainsi à réveiller nos consciences et percevoir ce que porte en elle l’innovation : l’accident, qui est une rupture dans le déroulement automatique et quotidien des faits, permet à l’homme de prendre le recul nécessaire sur la véritable portée de ses innovations technologiques. La conclusion de Paul Virilio, à l’occasion de cette prise de conscience, est que la modernité se distingue des âges anciens dans le sens où elle porte en elle la part croissante de la vitesse dans nos drames : plus nous allons vite, moins nous maîtrisons notre destin.

Là encore il faut préciser les termes. Aristote écrivait que “Le temps était l’accident des accidents”, c’est-à-dire que ce qui caractérise l’existence des êtres vivants, par rapport à une potentielle divinité, c’est que nous n’existons pas de toute éternité. Au contraire nous vivons dans une dimension à part de l’espace qui se caractérise par la succession d’événements, parfois imprévisibles : ce que nous appelons le temps, c’est-à-dire ce qui nous permet de compter selon l’antérieur et le postérieur. Le temps est irréversible, nous ne pouvons pas faire marche arrière et il y a des cycles, des saisons. Mais ce qui rassure, c’est son rythme régulier : le temps passe selon une succession mathématique fixe, même si psychologiquement nous ne l’abordons pas toujours de la même manière (10 minutes dans la salle d’attente du dentiste sont parfois bien plus longues que quinze jours à la plage). Face à cette régularité, l’addition de ces événements avec la présence du hasard favorise le surgissement des accidents. Aristote, au plus profond du monde antique, avait donc une perception aiguë du tragique de l’existence humaine : un homme pouvait être tué à la suite d’une chute de cheval et une guerre pouvait se perdre car la flotte navale coulait lors d’une tempête. Mais les temps modernes, en plus de la vitesse qui a augmenté de manière exponentielle, ont une autre dimension qu’il faut penser, souligne Paul Virilio : la synchronisation médiatique.

Mais revenons d’abord à la vitesse, accélération considérable de la succession des événements. Quelqu’un né en 1922 à Lodève, a connu plus d’inventions et de modifications dans sa vie quotidienne que n’importe quelle autre génération. Centenaire, il regardera notre usage d’outils comme s’il était un extraterrestre. En 2013 un internaute anonyme écrivait que le plus déstabilisant pour un humain des années 1950, s’il devait réapparaître aujourd’hui, serait de voir des foules entières avec une machine dans leur poche “grâce à laquelle j’ai accès à toute la connaissance humaine et que j’utilise pour regarder des vidéos de chat et me disputer avec des gens que je ne connais pas.”. Cette vitesse dans l’innovation va de pair avec la vitesse des instruments : plus personne ne peut rivaliser avec la spéculation financière organisée par des super ordinateurs, à tel point que lors de la crise des subprimes de 2008, certaines banques découvraient qu’elles avaient des “actifs toxiques” et furent au bord de la faillite du jour au lendemain.

“c’est la vitesse à laquelle l’information se diffuse et la rend obsessionnelle qui en fait sa qualité”

Cette incontrôlable vitesse a des conséquences complexifiées par le rôle des médias. Pour le comprendre, plongeons-nous dans une histoire célèbre : le 06 mai 1937, le dirigeable Hindenburg s’enflammait au-dessus de Lakehurst, juste à côté de New-York. 35 morts, une cause sans doute accidentelle liée à la dangerosité du moyen de transport, mais un retentissement international disproportionné en fit une affaire symbolique que nous connaissons tous, même si l’histoire des aérostats ne nous intéresse pas du tout. Pourquoi ? Car non seulement il y avait dans le New Jersey une foule impressionnante pour en témoigner, mais il y eut aussi des photos restées célèbres du dirigeable en flamme et un jeune journaliste de talent commenta en direct cette catastrophe aérienne qui marqua les esprits. Paul Virilio écrit : “Sans la radiophonie et le cinéma des actualités Fox-Movietone, cet accident majeur n’aurait pas eu le retentissement mythique qu’on lui a prêté et n’avait rien à voir, par exemple, avec les 1500 victimes du Titanic, vingt-cinq ans plus tôt.”. Les mass-média en plein développement firent du bruit qui se diffusa à toute vitesse et organisa différemment l’ordre du monde. Désormais, les USA et l’Allemagne nazie le comprirent très vite, c’est la vitesse à laquelle l’information se diffuse et la rend obsessionnelle qui en fait sa qualité : un événement est important car on en parle rapidement ! D’où une certaine hiérarchie des accidents. Un seul exemple : le 14 novembre 2015 un TGV dérailla dans le Grand Est et fit plusieurs morts. On découvrit des irrégularités, mais cet accident ne resta pas dans la mémoire collective, car il intervint le lendemain des attentats de Paris ; Les informations furent donc diffusées plus lentement puis oubliées. Malgré la dimension spectaculaire des photos du TGV dans l’eau, personne ne les a à l’esprit. Cet accident ne marquera pas l’histoire du transport ferroviaire.

C’est en ce sens que l’accident joue un rôle fondamental dans l’histoire des innovations ; il ne s’agit bien entendu pas de faire le contresens de Voltaire et vouloir revenir à une époque sans technologie. En large partie parce qu’on peut considérer que l’humanité a toujours innové depuis l’invention de l’agriculture et de l’élevage. Mais il faut prendre l’accident au sérieux, y compris l’hypothèse d’un accident ultime qui entraînerait la disparition partielle ou totale de l’humanité. Paul Virilio expliquait dans un entretien avec Enki Bilal qu’il fallait gérer la tragédie de cette situation globalisée5, ce qui implique que l’accident se pense désormais non plus de manière locale, mais mondiale : Fukushima fut un accident mondial, tout comme la crise américaine des subprimes et le coronavirus. Si le mot accident vient du latin accidens, qui veut dire ce qui surgit inopinément, cela ne signifie pas que l’accident n’a aucun sens, aucune importance, comme une sortie de route qui ne doit pas remettre en cause l’invention d’un nouvel outil. L’accident, de manière profonde, dit quelque chose de l’époque : il explique qu’il y a toujours une dualité entre le mode production (de richesse, de confort, de solutions aux problèmes ancestraux de l’humanité telle que la recherche de nourriture) et le mode destruction, à travers la capacité que les êtres humains ont à perdre ce qu’ils ont gagné à travers des processus absurdes. L’époque contemporaine est celle de la vitesse et de la possibilité de l’accident absolu. Cela nous change effectivement des Grecs de l’Antiquité qui vivaient sous la peur des dieux. Nous, nous devons vivre avec la peur de l’hiver nucléaire ou de l’enchaînement de crises politiques et financières incontrôlables. Mais l’optimiste, soulignait Churchill, c’est quelqu’un qui voit une chance derrière chaque calamité. Soyons des optimistes lucides.

1 En 1984 arriva à Bhopal, ville du centre de l’Inde, le pire accident industriel de l’histoire du vingtième siècle.
2 https://tecfa.unige.ch/proj/rousseau/voltaire.html
3 Toutes les citations de Paul Virilio sont extraites de L’accident originel, éd. Galilée, 2005
4 P. Valéry, Cahiers (1894, 1914) ; cité par Paul Virilio
5 Paul Virilio, Penser la vitesse, documentaire de Stéphane Paoli, 2008

Christophe Gallique

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