PHILOSOPHIE

Faut-il se débarrasser du vice ?

Un détail m’a frappé lors de la commémoration du début de la guerre en Ukraine : ce pays aux prises avec l’invasion d’une armée aux moyens de destruction considérables résiste, c’est le moins qu’on puisse lui reconnaître, plutôt bien. Mais ce qui est réellement étonnant c’est leur capacité à garder un semblant de vie normale et l’état de leur réseau ferroviaire en est l’exemple le plus spectaculaire: le président des États-Unis Joe Biden a pu prendre un train de nuit entre la Pologne et Kiev le lundi 20 février 2023, malgré les risques de bombardement ! Et, comble de l’ironie face au sort et d’insolence (pour Vladimir Poutine), Alexander Kemyshin, patron de la société nationale ukrainienne de transport ferroviaire s’est excusé du retard de ses trains auprès de la population ukrainienne tout de suite après sur Twitter1 ! Pourtant avant la guerre, les chemins de fer ukrainiens étaient l’exemple même de la corruption et de l’inefficacité2. Comment un système aussi corrompu peut se révéler aussi efficace quelques mois plus tard ? Posons une hypothèse : le vice est le compagnon indéfectible de la vertu. Croire que seules les personnes vertueuses participent au bien d’une nation ou d’un collectif, c’est confondre ce qu’on aimerait qu’il soit et ce qu’il est réellement. Le vice joue un rôle fondamental dans nos sociétés. Certes on peut le regretter ; mais comme philosophe on ne peut se contenter de ce que l’on souhaite. Pour reprendre la remarque du chapitre XV du Prince de Machiavel : « Bien des gens ont imaginé des républiques […] telles qu’on n’en a jamais vu ni connu. Mais à quoi servent ces imaginations ? Il y a si loin de la manière dont on vit à celle dont on devrait vivre, qu’en n’étudiant que cette dernière on apprend plutôt à se ruiner qu’à se conserver : […] Il faut donc qu’un prince qui veut se maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user bien ou mal, selon la nécessité.3».
En clair : nous pouvons toujours spéculer sur le vice et la vertu, la réalité nous impose le fait que la vertu a besoin du vice. Les philosophes que vise Machiavel étaient Platon et Cicéron qui imaginaient ce que devait être une société dominée par la Justice. Ils étaient révolutionnaires et utopistes dans l’âme et peut-être avaient-ils raison. Mais la réalité résiste souvent aux idées, si belles soient-elles.

Comment l’expliquer ? Eh bien ce qu’énonçait Machiavel en 1513 fut expliqué plus en longueur dans une fable écrite par un Anglais, Bernard Mandeville, en 1714. L’auteur du siècle des Lumières va prendre à contre-pied les moralistes et les hypocrites de son époque. Voilà de larges extraits4 : “Un essaim d’abeilles habitait une ruche spacieuse. Là, dans une heureuse abondance, elles vivaient tranquilles. […] Ces insectes […] vivaient parfaitement comme les hommes […]. La fertile ruche était remplie d’une multitude prodigieuse d’habitants, dont le grand nombre contribuait même à la prospérité commune. Des millions étaient occupés à satisfaire la vanité et l’ambition d’autres abeilles, […] mais pouvaient à peine fournir au luxe de la moitié de la nation. […] Quelques-uns, avec de grands fonds et très peu de peines, faisaient des gains très considérables. D’autres, condamnés à manier la faux et la bêche, ne gagnaient leur vie qu’à la sueur de leur visage et en épuisant leurs forces par les occupations les plus pénibles. […]

Il n’est pas souhaitable que tout soit honnête, car ce qui fait la richesse d’une nation disparaît avec le mensonge

Nous voilà pas très éloignés de notre propre société : des inégalités criantes qui font que des femmes et des hommes travaillent sans cesse, pendant que d’autres spéculent en bourse et ont une vie de plaisir grâce à leurs rentes. Une situation non seulement moralement condamnable mais qui fait craindre qu’un sentiment d’injustice pousse les plus pauvres à la révolution, face à la concentration des richesses et des privilèges ! D’autant plus que la société décrite par Mandeville est la proie d’une corruption galopante : “La justice même, si renommée pour sa bonne foi quoiqu’aveugle, n’en était pas moins sensible au brillant éclat de l’or. Corrompue […] l’épée qu’elle portait ne frappait que les abeilles qui étaient pauvres et sans ressources  […] . Par cette injuste sévérité, on cherchait à mettre en sûreté le grand et le riche. […]” Comment peut-on imaginer que les citoyens d’une telle nation puissent vivre avec de telles injustices ! N’est-ce pas ce qui amène à la misère ? Mandeville n’est pas d’accord : “Chaque ordre était ainsi rempli de vices, mais la Nation même jouissait d’une heureuse prospérité. Flattée dans la paix, on la craignait dans la guerre. Estimée chez les étrangers, elle tenait la balance des autres ruches. […] Les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique. […] C’est ainsi que le vice produisant la ruse, et que la ruse se joignant à l’industrie, on vit peu à peu la ruche abonder de toutes les commodités de la vie.

C’est réaliste : une large partie du bien-être humain vient de la corruption, de la malhonnêteté, du vol, de l’escroquerie, et des inégalités. Les inégalités ! Mon Dieu, nous modernes qui avons développé une passion sans borne pour l’égalité, nous sommes horrifiés devant cette proposition : comment les inégalités pourraient produire du bien-être ? Quelle est cette mauvaise transcription de cette inepte théorie du ruissellement, dont tous les économistes s’accordent à dire qu’elle ne fonctionne pas ! Et comment soutenir que le mensonge, l’exploitation de l’homme par l’homme et l’arrogance des nantis peut permettre à la société de bien fonctionner. N’est-ce pas juste la lubie d’un auteur du XVIIIe siècle, plus habitué aux sociétés injustes de l’Ancien Régime ? Peut-être, néanmoins cet auteur, à travers sa fable, va procéder à une démonstration par l’absurde : que se passerait-il si les hommes ne pouvaient plus mentir, et étaient définitivement honnêtes ?

Il pose l’hypothèse que quelques abeilles se révoltent face au constat énoncé “Le pays ne peut manquer de périr pour toutes ses injustices” ! Le Dieu Jupiter décide de les écouter et énonce cette nouvelle loi divine : que le mensonge soit impossible ! Voilà ce qui arrive : “Au même instant l’honnêteté s’empara de tous les cœurs. Semblable à l’arbre instructif, elle dévoila les yeux de chacun, elle leur fit apercevoir ces crimes qu’on ne peut contempler sans honte. Ils se confessaient coupables par leurs discours et surtout par la rougeur qu’excitait sur leurs visages l’énormité de leurs crimes. […].” Les voiles de l’hypocrisie et du mensonge tombés, il est logique que tout un chacun devrait être honnête dans l’ensemble de ses affaires, et de ce fait découlerait une société plus juste, donc plus heureuse, et sans doute plus prospère car chacun pourrait profiter des richesses et consommerait autant que les autres. Le partage des richesses et du travail en toute équité, c’est la base de toute utopie. Cela semble logique. Mais Mandeville n’est pas d’accord : si l’honnêteté et la vertu régnaient effectivement, ce ne serait pas pour autant synonyme de richesse !

Première conséquence dès que le mensonge et la tromperie disparaissent : le véritable prix des marchandises s’écroule, basé sur la valeur usage et un prix du marché équilibré. La spéculation et les prix injustifiés, comme par exemple celui des smartphones à plus de 1000 € alors qu’ils ont coûté à peine quelques centaines d’euros à la marque productrice, sont bannis. Les richesses engrangées par ces pratiques s’évaporent presque immédiatement. Et on assiste à une véritable déflation, “En moins d’une heure le prix des denrées diminua partout. […] On évitait la vaine dépense avec le même soin qu’on fuyait la fraude. […] Ceux qui faisaient des dépenses excessives et tous ceux qui vivaient de ce luxe furent forcés de se retirer. […] En payant leur compte à la taverne, [les citoyens] prenaient la résolution de n’y remettre jamais le pied. […] À mesure que la vanité et le luxe diminuaient, on voyait les anciens habitants quitter leur demeure. Ce n’était plus ni les marchands, ni les compagnies qui faisaient tomber les manufactures, c’était la simplicité et la modération de toutes les abeilles. […]”. S’impose ainsi cette double évidence : il n’est pas souhaitable que tout soit honnête, car ce qui fait la richesse d’une nation (des prix de marchandises injustifiés) disparaît avec le mensonge. Il faut peu de gens pour produire la richesse nécessaire et tous les métiers et plaisirs liés au vice tombent en disgrâce (bar, addictions en tout genre comme vente de tabac, de drogues, de pornographie, etc.). Avec une telle révolution, nous deviendrions une société mennonite très vite : vertueuse mais pauvre car sobre. Si nous devions n’acheter que ce dont nous avons réellement besoin, sans recherche de confort excessif (comme avoir un SUV dans les centres-villes), non seulement nous aurions besoin de moins d’argent, mais l’économie de notre pays s’écroulerait (puisque la croissance s’appuie sur la consommation). Cela enchanterait quelques militants de la décroissance, mais les autres iraient chercher ailleurs fortune.

Et une autre conséquence terrible pour l’équilibre de la société apparaîtrait au grand jour : des métiers entiers disparaîtraient car ils ont pour seule vocation de réguler nos vices : “Les débiteurs acquittaient volontairement leurs dettes, sans en excepter même celles que leurs créditeurs avaient oubliées. […] On ne voyait plus de procès où il entrât de la mauvaise foi et de la vexation. La vertu et l’honnêteté régnaient dans la Ruche. Qu’est-ce donc que les avocats y auraient fait ? […] Dès que les prisons eurent été nettoyées, la déesse qui y préside devenant inutile, elle se vit contrainte de se retirer avec son train et tout son bruyant attirail. […] Les magistrats ne se laissaient plus corrompre. Un seul faisait alors mille fois plus d’ouvrage que plusieurs n’en faisaient auparavant. […]”. C’est contre-intuitif et pourtant ! Imaginez tous les métiers qui n’auraient plus de raison d’être effectivement si nous étions honnêtes : les forces de l’ordre, les magistrats, les serruriers, les juristes, les journalistes, les contrôleurs de train et de tram, etc. Tous ceux qui nous surveillent verraient leur activité inutile.

“Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits”

Est-ce le destin de la ruche devenue vertueuse ? Il est plus tragique que cela, car c’est la guerre qui l’attend : “C’est ainsi que la ruche étant presque déserte, ils ne pouvaient se défendre contre les attaques de leurs ennemis cent fois plus nombreux. Ils se défendirent cependant avec toute la valeur possible, jusqu’à ce que quelques-uns d’entre eux eussent trouvé une retraite bien fortifiée. […] Ce triomphe leur coûta néanmoins beaucoup. Plusieurs milliers de ces valeureuses abeilles périrent.” La victoire, donc, grâce au courage et à la vertu, mais attaquées car trop faibles pour se défendre, les abeilles décident de se retirer dans un arbre creux où peu de confort subsistait. Le sens de la fin de la fable n’est pas qu’il y a des nations vertueuses et d’autres pas, c’est plutôt qu’une nation qui serait vertueuse (est-ce qu’elle existera jamais ? Sans doute pas dans une réalité qui n’est jamais manichéenne) ne verrait jamais de traîtres parmi ses rangs mais pour autant, même si elle gagnait la guerre, elle ne serait pas – politiquement – gagnante. “Le reste de l’essaim, qui s’était endurci à la fatigue et aux travaux, crut que l’aise et le repos qui mettait si fort à l’épreuve leur tempérance, était un vice.”. La vertu les entraîne vers une existence de résilience, terme si souvent employé en ce moment qu’il en devient galvaudé, mais qui semble toujours nous faire préférer la souffrance à la jouissance. Or une existence sans plaisir et sans repos vaut-elle vraiment d’être vécue ? Certes les plaisirs des ultra riches, médiatisés et conspués en ces temps de crise, servent de repoussoir et nous font dire qu’un peu de sobriété peut aider tout le monde à vivre mieux. Mais la sobriété elle-même doit-elle nous mener à une vie monacale ? Si nous donnons à la politique la définition que les Grecs avaient, à savoir la recherche d’une vie bonne, dès lors la vie sobre des moines peut apparaître comme un idéal ; mais si la politique, comme l’expliquait Carl Schmitt, c’est avoir des ennemis, dans ce cas il n’est pas sûr qu’une retraite dans le creux d’un arbre protège la communauté vertueuse des abeilles. L’aide des vices qui produisent des richesses et de la puissance, au final, permettrait de mieux parer aux différentes menaces.

Il ne s’agit pas dans cette chronique de faire l’apologie du vice mais de se demander s’il faut réellement souhaiter une société où le vice n’existe pas. Mandeville termine sa fable avec une analogie : “Abandonnez ces vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits. […] Ne devons-nous pas le vin, cette excellente liqueur, à une plante dont le bois est maigre, laid et tortueux ? […] Si ces branches sont étayées et taillées, bientôt devenus fécondes, elles nous font part du plus excellent des fruits.[…] C’est ainsi que l’on trouve le vice avantageux, lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès, et le lie.”. Le vice existe et produit des effets positifs, mais uniquement s’il est combattu, rabattu et contrôlé. Son existence elle-même fait partie de l’économie générale du système.

Christophe Gallique

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