
Certains livres peuvent vous prendre par surprise : pas réellement envie de les ouvrir, on vous les propose à la lecture sans que le thème ne vous séduise, et ô surprise !, ils se laissent lire et vous découvrez une réalité que vous ne soupçonniez pas. Telle fut ma rencontre avec le livre de Claire Dutrait, Vivre en arsenic, écopoétique d’une vallée empoisonnée (éditions Actes Sud, Voix de la Terre) : C le Mag me demande de le lire et j’en ressors chamboulé.
Vivre en arsenic, c’est l’histoire d’une vallée près de Carcassonne, vallée de l’Orbiel où pendant plus d’un siècle, une mine d’or et autres métaux fut exploitée. Et désormais la vallée, la rivière, les végétaux, les animaux, les êtres humains sont empoisonnés à l’arsenic, utilisé pour séparer l’or des autres minerais (5 ou 6 g pour une tonne de minerais et cela suffisait pour que ce soit rentable !). Une histoire presque banale de pollution industrielle au XXe siècle, comme il y en a tant en France et de par le monde. On pourrait se dire “Et alors ? Nous le savons que notre planète est empoissonnée, que certains d’entre nous auront un cancer. Et alors ? Que pouvons-nous y faire ?” car il y a dans tout livre d’écologie ce risque, celui de provoquer un fatalisme sur lequel on jette notre mouchoir pour trouver ailleurs des divertissements.
Claire Dutrait y apporte un regard en assumant de mêler des données objectives, des témoignages des différents acteurs (responsables politiques, anciens mineurs, simples habitants), mais aussi son ressenti et son regard sensibilisé par la mort de sa mère quelques semaines auparavant. Un étrange mélange qui aurait pu donner un fouillis sans nom, mais qui trouve son équilibre. La lecture est agréable, ce qui est paradoxal, antinomique pour parler d’une catastrophe naturelle avec son lot de drames.
Quoique… deux phrases ressortent dans ce livre, qui en disent long par leurs apparentes contradictions et toute la complexité de ce que peut être la vie dans une zone habitée potentiellement dangereuse pour tous : “Il y a des territoires qui meurent d’être tus” et (dernière phrase du livre) “Tu vois, on vit bien ici.” Bien entendu je vous laisse découvrir le contexte dans lequel ces deux assertions furent prononcées.
L’Orbiel prend sa source dans la Montagne Noire, contreforts du Massif central, et se jette dans l’Aude juste à côté de Carcassonne. Ce fut une vallée industrielle riche au milieu d’un territoire pauvre. La mine donnait du travail, c’est indéniable, et elle répondit à des besoins pressants de l’État français – pas seulement l’or mais différents métaux présents dans ce sous-sol miraculeux. Aujourd’hui c’est fermé, depuis 2004, mais il est toujours interdit de manger les tomates et les salades qui poussent dans les potagers. Et si une inondation envahit une école (comme en 2018), il faut tout jeter, jusqu’aux cartables, pour éviter la contamination à l’arsenic. Lorsqu’on lit cela, on prend la mesure de la situation.
J’en suis ressorti chamboulé car j’ai pu faire
deux liens accrochés à ma mémoire
J’en suis ressorti chamboulé car j’ai pu faire deux liens accrochés à ma mémoire : tout d’abord la lecture de La Supplication de Svetlana Alexandrovna Alexievitch (prix Nobel de littérature), où elle recueille les témoignages des survivants de Tchernobyl. Pourquoi ce livre a-t-il eu autant de “succès” (terme à la limite du mauvais goût lorsqu’on mesure les horreurs vécues et décrites) au point d’être adapté en série sur une plateforme numérique ? Je crois que c’est parce que nous avons tous peur des nuages radioactifs. Ils peuvent nous atteindre, même si l’explosion nucléaire a lieu à des centaines de kilomètres. Là, avec une pollution à l’arsenic, je suis tranquille. Il suffit que je n’aille pas me baigner dans cette vallée. L’indifférence est en marche, et ce livre nous permet de la combattre.
Le deuxième souvenir, c’est lorsqu’une amie américaine me dit que le problème avec les gaz de schiste aux USA, c’est que la plupart des Américains s’en moquent car le pays est immense. Seules les retombées financières comptent. Or pour la fracturation hydraulique des gaz de schiste, il faut de l’arsenic. Le peuple américain est fier car sa consommation de pétrole n’est plus dépendante des pays de l’OPEP mais il se prépare des lendemains qui pleurent. Claire Dutrait fait le lien dans son ouvrage. Et je me souviens que l’Hérault a une réserve de ces gaz dans son sous-sol. Le combat contre l’indifférence fonctionne un peu mieux.
Ce livre est celui d’une obsession, celle des restes, les déchets après avoir exploité les minerais rentables. Que faire des déchets ? Cette question n’apparaît pas si souvent dans les préoccupations politiques et les discours écologiques. Wall-E. est pourtant en passe de devenir un film d’anticipation, et non plus un dessin animé qui charme par la poésie d’un petit robot nettoyeur.
Poésie ? Mais Claire Dutrait justement nous surprend également par son écriture ! Il s’agit d’“écopoétique”, un genre que je ne connaissais pas et qui demande un vrai travail d’écriture. Je vous laisse le découvrir, et laissez-vous du temps. Au début vous trouverez cela étrange qu’au milieu d’un récit se trouve l’histoire d’une petite fille, Berthe. La digression sur “le reste dans une division” arrive comme un cheveu sur la soupe – du moins le croit-on –, mais tout prend du sens au fur et à mesure, et l’on se surprend à être comme un fantôme, un esprit qui aurait accompagné Claire Dutrait dans ses recherches. Un esprit capable de lire dans ses pensées, de saisir ses sentiments lorsqu’elle serre la main d’ingénieurs chargés de surveiller la pollution. Un esprit qui la suit lorsqu’elle boit un café avec un ancien mineur. Très vite, ce mode d’écriture fait que vous ne lisez pas simplement ; vous vivez une étonnante expérience.
Essai : 240 pages
Éditeur : Actes Sud
Parution : avril 2024
ISBN : 978 233 019 0330
Voilà donc un livre qui n’est pas austère, bien qu’il traite d’un sujet grave. Une écriture qui fourmille d’inventions et un récit qui n’est pas linéaire. Une assez belle réussite. Bien entendu qui peut laisser mal à l’aise. Car il n’est pas simpliste. Il est sans concessions pour qui que ce soit : l’État français, les riches investisseurs étrangers à la recherche de plus-values faciles et les mineurs qui défendent la mémoire de leur travail, mais aussi l’autrice elle-même, qui y confesse que ses convictions politiques de gauche se révèlent insuffisantes. Il faut reconnaître que l’histoire industrielle de notre pays n’est pas juste le combat entre les méchants patrons et les gentilles victimes. Le rôle de la gauche au pouvoir n’y changea rien, et pendant que l’autrice assistait à un festival de philosophie à Lagrasse, dans la vallée juste à côté, celle de l’Orbieu, les mineurs travaillaient pour nous permettre de vivre dans un pays riche, qui répondait à nos désirs. Ce livre est aussi une petite analyse de notre sentiment de culpabilité : qu’ai-je fait pour empêcher cela, mis à part avoir de belles idées, moi qui eus le privilège de ne pas vivre ni de travailler dans une vallée polluée ? C’est aussi cette question que nous pose le livre. Laissez-vous donc surprendre avec ce livre qui ne ressemble à aucun autre.
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