Les résultats des législatives de juin 2024 ont déçu, déstabilisé et frustré le plus grand nombre de personnes possible. Jamais des élections eurent un impact aussi ravageur, quelle que soit l’obédience politique de chacun. Au point qu’on peut se demander si la formule de Jean-Paul Sartreélections, piège à cons !, n’est pas à ressortir !

Certes le philosophe français (né en 1905 et mort en 1980) a écrit un petit manifeste dans un contexte totalement différent : en 1968, et après plus d’un mois de grève générale les élections donnèrent une majorité parlementaire à de Gaulle. Les différents mouvements révolutionnaires en furent estomaqués : le peuple français choisit la stabilité à travers la figure tutélaire d’un vieil homme qui représentait une autorité morale mais aussi la France conservatrice. Pourquoi ? L’argument de Sartre c’est que le vote est resté censitaire dans son esprit. Le vote censitaire, c’est à partir de 1789 faire voter uniquement les propriétaires, en excluant les masses d’ouvriers. Ce vote ne resta pas longtemps exclusif mais l’hypothèse de Sartre c’est qu’il marqua suffisamment les esprits pour que chaque ouvrier, alors que dans la rue il est membre d’un groupe qui s’appelle le peuple, lorsqu’il entre dans l’isoloir devient un individu (petit) bourgeois qui défend ses possessions. Sartre écrivit : “En votant demain, nous allons, une fois de plus, substituer le pouvoir légal au pouvoir légitime. Le premier, précis, d’une clarté en apparence parfaite, atomise les votants au nom du suffrage universel.” Le pouvoir légitime, pour Sartre, c’est celui du peuple et de la rue. Le pouvoir légal c’est celui qui sort des urnes et du choix d’électeurs qui sont comme des atomes, séparés les uns des autres. “L’isoloir, planté dans une salle d’école ou de mairie, est le symbole de toutes les trahisons que l’individu peut commettre envers les groupes dont il fait partie. Il dit à chacun : personne ne te voit, tu ne dépends que de toi-même ; tu vas décider dans l’isolement et, par la suite, tu pourras cacher ta décision ou mentir.” (Jean Paul Sartre, Les Temps modernes, 1973). L’isoloir reste donc le lieu d’une alchimie où on passe de la revendication de plus de justice à des considérations plus mesquines : vais-je être préservé ou déstabilisé par des changements radicaux ? J’ai peur pour moi et pour ma famille et donc je préserve la sécurité avec ce que je connais, au détriment de mes convictions les plus profondes.

Un penseur fut longtemps en désaccord avec Sartre, c’est le sociologue Pierre Bourdieu (né en 1930 et mort en 2002). Ce dernier avait soutenu la candidature de Coluche aux élections présidentielles pour dénoncer ironiquement le fait que “Seuls les politiques peuvent parler politique”. Autrement dit les politiques ne sont pas simplement les défenseurs d’idées pour transformer la société, l’améliorer ou la sécuriser. Les politiques agissent comme s’ils proposaient une offre de marché et que les électeurs étaient des consommateurs. Le politique, c’est celui qui propose un produit à consommer et on vote pour lui car le produit est séduisant. Sauf qu’il y a un autre mécanisme qui s’engage, celui du porte-parole qui représente un groupe au nom de valeurs qui sont propres au groupe. Dans les années 70 ces valeurs étaient essentiellement liées aux lutes des classes sociales ; aujourd’hui elles sont un mélange de revendications identitaires nationalistes et de peur du déclassement du pays. Pierre Bourdieu précise (dans Ce que parler veut dire en 1982) : “Telle est l’alchimie de la représentation par laquelle le représentant fait le groupe qui le fait : […] le groupe se fait homme, il personnifie une personne fictive, qu’il arrache à l’état de simple agrégat d’individus séparés, lui permettant d’agir et de parler, à travers lui, comme un seul homme.” Cette phrase complexe met en avant le caractère performatif du vote comme institution, doublé par un discours politique et l’ensemble produit une alchimie : le plomb semble se transformer en or, l’homme politique en messie qui réglera les problèmes nombreux de la société en moins de six mois. C’est une idée compliquée mais qui peut nous donner une réponse à la question du mystère “pour qui les gens votent-ils et pourquoi” : la linguistique avait remarqué qu’il y avait des énoncés du langage qui n’étaient ni vrais ni faux, mais qui étaient d’abord des actions. Lorsqu’on dit oui à la question “voulez-vous vous marier avec madame ou monsieur untel”, ce n’est ni vrai ni faux ; c’est un engagement d’abord oral, avant d’être confirmé par une signature. De la même manière, lorsqu’une femme ou homme politique émerge et représente une partie des aspirations de la société, ce sont les votes auxquels elle/il aspire qui font de son individualité une personnalité politique, tout autant que les idées ou l’offre politique qui peuplent ses discours. Le vote est légitimation d’une incarnation : incarnation d’un espoir, d’un désir de changement ou de la peur d’un déclassement. C’est ce qui fait du vote un des éléments incompressibles de toute démocratie, au point que même les dictatures prennent la peine d’organiser des élections truquées pour produire cette légitimité. À cet égard Sartre s’était trompé : nous ne sommes pas des individus au cœur de l’isoloir. Bien au contraire nous signons notre appartenance à un groupe auquel nous donnons de la vitalité grâce à notre vote. Une sorte de cercle créateur en quelque sorte.

Le politique, c’est celui qui propose un produit à consommer et on vote pour lui car le produit est séduisant

Mais pour autant il y a un mystère qui plane au-dessus de ces choix : des circonscriptions entières, donc a priori avec les mêmes individus qui votent, peuvent basculer entre deux élections de la gauche la plus affirmée à l’extrême droite décomplexée. La circonscription de Lodève-Gange-Mèze en fut un bon exemple : en 2017 nous votions pour le député LREM (soutien d’Emmanuel Macron), en 2022 pour le candidat LFI (NUPES) et en 2024 pour le candidat RN. Quelle valse !… qui tourne cette fois vers l’extrême droite, mais qui pourra refaire un virage à cent quatre-vingt degrés lors des prochaines législatives. Rien n’est définitif. Hélas, si cette circonscription de l’Hérault ressemble un peu aux “swing states” américains, ce n’est pas le cas des bassins miniers du Nord de la France, où la valse s’est transformée en bascule depuis longtemps alors même qu’ils étaient auparavant des bastions du Parti communiste français, l’extrême-droite s’enracine durablement. Comment comprendre cela ?

Un philosophe français, Didier Eribon critique littéraire à Libération et au Nouvel Observateur, professeur de sociologie à l’université de Reims, expliqua ce phénomène dans son livre “Retour à Reims” publié en 2008. Fils d’ouvrier, Didier Eribon est un militant de gauche et il ne cesse de dire son horreur face à cette réalité politique. Pourtant ses frères sont des électeurs fidèles du Front National1 de l’époque. Le philosophe pose la question : pourquoi les ouvriers votent-ils pour un parti opposé à leur tradition politique ?

La première raison que développe Eribon, c’est en analysant la réalité du vote communiste pendant des décennies qu’il la trouve : Le vote communiste n’était tout compte fait qu’un vote par habitude. On votait pour le Parti parce qu’on était ouvrier, et rien d’autre. Aucun ouvrier dans les années d’après-guerre ne voulait réellement voir un régime proche de celui de l’URSS s’établir chez lui. Si Gilles Deleuze pensait dans son Abécédaire en 1988 qu’être de gauche c’était d’abord penser au monde, puis à son pays, puis à sa famille, puis à soi, Eribon est persuadé que son père – ouvrier dans la région des caves de Reims – réfléchissait exactement à l’opposé, il pensait d’abord à lui, puis à sa famille, puis de temps en temps à sa patrie et sans doute jamais au monde. Le vote communiste était un vote automatique, naturel car le monde semblait divisé en deux : ceux qui étaient “pour l’ouvrier” et ceux qui étaient “contre l’ouvrier”. Le Parti jouait le rôle d’une identification à un groupe qui structurait la société de manière bilatérale. Le drapeau rouge, c’était le drapeau des ouvriers, contre l’extrême-droite, le général de Gaulle ou plus tard ce grand bourgeois qu’était Valéry Giscard d’Estaing. Mais pour autant il n’y avait pas nécessairement adhésion à une idéologie communiste. Didier Eribon raconte comment son père a participé aux grandes grèves de mai 68, tout en votant quelques semaines après pour des députés gaullistes. Les ouvriers voulaient voir leur situation s’améliorer, mais ils étaient mal à l’aise face aux événements de Prague à la même époque : l’URSS n’était donc définitivement pas pour eux un paradis auquel ils aspiraient. Ils avaient en fait surtout besoin de cohésion de groupe. Lorsque les gens votaient, ce n’était pas une décision individuelle, mais un mouvement collectif d’identification à un candidat, un mouvement profond de la société.

ce fut comme s’ils avaient disparu car les discours politiques ne parlaient plus d’eux

Didier Eribon fixe au 10 mai 1981 la chute de l’influence du Parti communiste dans la classe ouvrière : la victoire d’un président socialiste correspond à l’effondrement du Parti dans les urnes. Pourquoi ? Pour trois raisons semble-t-il : tout d’abord le Parti communiste français était encore trop stalinien, figé dans des valeurs vieilles de trente ans et s’accommodait mal de la modernisation de la société ; ensuite il y a eu la désillusion du pouvoir : quatre ministres communistes n’ont pas pu empêcher l’évolution de la politique gouvernementale vers une forme de rigueur proche de celle du précédent président ; et la dernière raison, peut-être la plus profonde, ce fut la mutation de la lutte des classes en la recherche d’un nouveau contrat social : il ne s’agissait plus de lutter, de manifester, de faire grève pour ses intérêts de classe, mais de défendre ses intérêts individuels. Notamment la désindustrialisation du Nord et du Nord-Est de la France poussa les électeurs à d’abord réfléchir à eux et leur relation avec l’État. Didier Eribon le précise en suivant l’analyse de Pierre Bourdieu : “Cette mutation des discours politiques transforma la perception du monde social et donc, de façon performative (c’est-à-dire comme une action sur le monde) le monde social lui-même.2Pour dire les choses plus clairement, les ouvriers non seulement ne se sentirent plus représentés, mais ce fut comme s’ils avaient disparu car les discours politiques ne parlaient plus d’eux. Sauf un, paradoxalement, celui de l’extrême droite. Voter au début pour le Front national, “c’était pour donner un coup de semonce, parce que ça n’allait pas”, c’est ce qu’expliqua la mère de Didier Eribon lorsqu’elle lui parla de son vote en avril 2002. 

Cela ne l’empêcha pas de remarquer la dimension xénophobe d’un tel vote : les immigrés devinrent très vite la raison de la peur – peur qu’ils nous volent notre travail, peur qu’ils étouffent nos traditions. C’est une dimension à ne pas négliger et qui est le vrai terreau de toutes les extrêmes droites de par le monde. “le succès du Front national fut à bien des égards favorisé par [la] volonté d’expulser les immigrés et l’instauration de la “préférence nationale” dans l’emploi et les prestations sociales, etc… […] ma famille incarna un exemple de ce racisme ordinaire.” explique Didier Eribon dans son récit. Si cela n’avait été qu’un vote d’adhésion aux valeurs de l’extrême droite, peut-être que leurs succès électoraux auraient été bien plus fulgurants. Mais le processus est plus complexe. Tant qu’un dirigeant de parti fait peur, les électeurs font attention à ne pas lui donner la majorité, pour se prémunir de changements trop brutaux. Même si dans le secret de certains cœurs les propos xénophobes font écho, le vote reste minoritairement par adhésion à ces idées. Néanmoins quelque chose se produit, comme une habitude du vote qui rend légitimes ces discours. Puis le parti trouve un individu qui fait croire en sa capacité à incarner cette volonté de changement, institutionnalisé par le vote démocratique. Même si cet individu n’a que vingt-huit ans, aucune expérience professionnelle ni familiale, avec uniquement un baccalauréat en poche et deux succès électoraux, il peut par un processus de cristallisation devenir celui que les gens choisissent. Pourquoi lui ? Un vrai mystère !

Les élections sont-elles donc un piège à cons ? C’est bien entendu plus complexe que cette expression lapidaire. Mais nous pourrions la transformer en détournant la formule du philosophe allemand Hegel : Les gens votent pour des individus qu’ils ne veulent pas nécessairement au pouvoir, et ne votent pas toujours pour leurs idées.

1 Didier Eribon, Retour à Reims, partie III, chapitre 1, p. 132 des éditions Fayard 2009

Christophe Gallique

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