The Zone of Interest est en 2024 un film à voir. Pas très joyeux certes, mais très intéressant pour s’interroger sur les tréfonds de l’âme humaine : on y voit la vie ordinaire d’une famille de fonctionnaires nazis dans leur logement de fonction. Le fonctionnaire en question était un militaire, Rudolph Höss, commandant d’Auschwitz, et avec son épouse Hedwig ils avaient un charmant jardin collé au mur du camp d’extermination. Lorsqu’on regarde un tel film, on est bien entendu horrifié, mais en même temps il y a tant de personnes responsables et indifférentes à l’égard des souffrances qu’ils encadrent qu’on peut se demander si la moralité, la compassion ou même la pitié existent réellement au plus profond de l’âme humaine, si nous sommes réellement des êtres moraux.

En 2011 est paru un ouvrage de philosophie au titre étrange, L’Influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, du philosophe français Ruwen Ogien. Décédé en 2017, le philosophe tout au long de sa carrière s’est intéressé à la question de la moralité, mais pas pour expliquer ce qui est bien ou mal, mais plus exactement comment se forment nos jugements moraux. Car la philosophie serait bien pauvre et aurait oublié l’héritage de Socrate si elle s’érigeait comme une donneuse de leçon, imposant une vision prescriptive et définitive des comportements. Ruwen Ogien était le tenant d’une thèse, celle de l’éthique minimaliste : il faut qu’il y ait le moins de prescriptions morales possible, car tout avis moral est en réalité une volonté d’exercer du pouvoir sur les autres. Laisser les autres libres, juste en suivant trois règles : accorder la même valeur à la voix et aux intérêts de chacun, respecter le principe de neutralité à l’égard des conceptions du bien personnel et limiter le principe d’intervention aux cas de torts causés à autrui.

Il se fit remarquer il y a vingt ans avec un autre livre au titre provocateur Penser la pornographie où, ne faisant pas l’éloge de l’industrie pornographique, il s’interrogeait néanmoins sur l’existence de cette bien étrange production d’images et la fascination qu’elle exerce (de plus en plus) dans nos sociétés. Il démonta tous les arguments moralistes bien-pensants qui de manière hypocrite condamnaient sans expliquer les raisons d’un tel développement.

Mais quel lien faire avec l’indifférence à la souffrance humaine des dirigeants de camps d’extermination ? Peut-être le fait que les discours moralistes ne nous protègent pas toujours contre l’immoralité. Pour comprendre cela il faut se pencher sur la structure des raisonnements moraux et sur les grandes familles de moralistes. Ruwen Ogien en distingue trois :

• Ceux qui considèrent que la morale vient d’un enseignement divin que nous devons écouter.

• Ceux qui considèrent qu’il y a une disposition innée humaine, un penchant à faire le bien, qui nous distingue des animaux (simplement dotés d’un instinct de survie) que nous devons cultiver.

• Ceux qui considèrent qu’il y a une vertu morale, une forme d’excellence et certains individus plus aptes que d’autres à faire le bien.

les discours moralistes ne nous protègent pas toujours contre l’immoralité

Il y a ensuite deux types de raisonnements moraux. D’abord, ceux qui se basent sur les valeurs a priori de nos comportements : dire par exemple que mentir n’est pas bien dans tous les cas, se base sur de telles valeurs. Puis ceux, appelés conséquentialistes, qui considèrent que la valeur d’un acte dépend des résultats de cet acte : mentir peut être une action morale, par exemple lorsque cela permit de cacher et sauver des victimes du nazisme.

Mais tous construisent leurs raisonnements sur trois règles élémentaires.

Le devoir implique pouvoir, c’est-à-dire que la limite de ce qui est exigible est l’impossible : on ne peut pas exiger d’une personne qu’elle fasse ce qu’elle ne peut pas faire.

De ce qui est, on ne peut pas dériver ce qui doit être, ce qui veut dire que ce qui existe sous nos yeux n’est pas toujours moral (par exemple, le trafic de drogues existe, pour autant on ne dit pas que c’est normal et moral).

Il faut traiter les cas similaires de façon similaire (il est injuste de faire deux poids, deux mesures).

Voilà la petite cuisine des raisonnements moraux. Vous pouvez prendre tous les exemples qui vous plairont, ils rentreront sans doute dans ces schémas. Et même si vous trouvez un cas de casuistique qui serait une exception, vous n’expliqueriez pas pourquoi un individu normal – au sens où il entrerait dans les normes, où il ne serait ni un monstre pervers ni un fanatique religieux assoiffé du sang des impies ou autre criminel, mais juste un gars normal, ni meilleur, ni pire que vous et moi – pourquoi ce gars peut faire le mal. Pourquoi cet individu peut-il choisir de réaliser un acte immoral ? Est-ce qu’il lui manque une perfection, celle de la vertu morale ? Est-ce parce qu’il n’a pas reçu d’enseignement religieux ? Ou parce qu’il a oublié sa dimension morale humaine pour se livrer à ses instincts ? La réponse va bien entendu être un peu plus subtile.

Pour y répondre, Ruwen Ogien nous propose de suivre quelques dilemmes de philosophie morale expérimentale, chacun correspondant à une “recette” morale énoncée un peu plus haut. Dans son livre il en propose en tout dix-neuf, dont certains sont la reprise de problèmes moraux très célèbres. Mais je vais me contenter dans cette chronique de n’utiliser que ceux qui mettent en scène des situations qui peuvent toucher un individu X qui vit une existence Y dans une ville Z, c’est-à-dire monsieur tout le monde. Fort heureusement, ces situations sont exceptionnelles.

 

Premier cas : Vous passez devant un étang et vous apercevez un tout petit enfant qui s’y débat. Ses parents sont absents mais vous pouvez très facilement lui sauver la vie : il suffit de le tirer par les bras car l’eau est peu profonde. Vous risquez à peine d’abîmer vos chaussures. Que faites-vous ? Le sauvez-vous ? Bien entendu tout le monde va répondre oui ! Un grand oui ! Laisser mourir quelqu’un que l’on peut sauver est monstrueux, et nous n’avons même pas à expliquer pourquoi tant c’est évident. C’est ce que Ruwen Ogien appelle une intuition morale. Aucun dilemme à l’horizon ni même la moindre hésitation, sauf si, à la suite de Peter Singer, philosophe australien, vous n’expliquez pas alors pourquoi si peu de personnes acceptent de sauver les enfants victimes de famine en envoyant une partie de leurs revenus à une association de lutte contre la faim. Pourquoi l’intuition n’est-elle plus si frappante ? Il est monstrueux de laisser perdurer la faim alors que mon sacrifice pour agir m’impacterait très peu. Au nom des deux règles (ce qui est, ne doit pas toujours être ce qui devrait être et il faut traiter les cas similaires de façon similaire) il devrait y avoir systématiquement une continuité dans nos comportements.

 

il n’y a pas d’intuition morale forte qui détermine
ce qui est monstrueux ou ce qui ne l’est pas

Certes on peut même dire que l’indifférence accompagnée d’une bonne conscience anime la plupart d’entre nous. Toute une série de raisonnements vient nous aider à fermer les yeux sur ce qui est pourtant un acte immoral : nous ne sommes pas responsables de cet état du monde (mais nous n’étions pas responsables de la noyade du petit garçon) ; nous ne sommes pas les seuls à pouvoir sauver les enfants de la faim (mais chacun de nous en avons le pouvoir) ; et ultime argument : notre don ne résout rien alors que retirer l’enfant de l’eau est déterminant. Tous ces arguments sont vrais, mais du coup battent en brèche un élément central : il n’y a pas d’intuition morale forte qui détermine ce qui est monstrueux ou ce qui ne l’est pas dans le comportement humain.

Deuxième cas : Au moment où vous sortez d’un restaurant, un orage éclate. Vous n’avez pas le temps d’attendre et un parapluie – qui n’est pas le vôtre – se trouve à l’entrée. Vous décidez de le voler et de laisser dans l’embarras les vrais propriétaires. Pas vu, pas pris : comme l’expliquait Thrasymaque dans un célèbre dialogue de Platon, La République. Les hommes ne suivent les règles morales que s’ils sont surveillés. Dès qu’ils peuvent être invisibles, ils usent de ce pouvoir pour défendre leur intérêt.

Face à cela il y a les personnes qui disent : c’est honteux et immoral. Mais que veulent-elles dire par là ? Leur explication serait fausse s’ils disent que ce n’est pas moral de prendre le parapluie au nom du principe “Et si tout le monde en faisait autant ?”. Cela serait faux car il y aurait alors une forme d’égoïsme : je ne le fais pas parce que c’est mal, mais parce que je crains d’être un jour touché par ce genre de désagrément et je n’aimerais pas que cela m’arrive. La moralité ne peut pas et ne doit pas être intéressée. Les vrais raisonnements moraux doivent concerner davantage les autres que soi-même. On est censé s’y soumettre sans avoir peur d’être puni ou espérer être récompensé et l’on a tendance à considérer que tout un chacun devrait les suivre : ne pas prendre un parapluie est un respect à l’égard des autres, même si l’on n’attend jamais que l’autre nous remercie pour avoir résisté à la tentation. Ainsi la morale se fonde sur la liberté : un individu, en dehors de tout intérêt, prend une option, celle de faire ce qui lui semble être le bien.

Troisième cas : Monsieur X passe un coup de fil dans un centre commercial et maladroitement bouscule un passant qui fait tomber à ses pieds un dossier dont le contenu se disperse. Monsieur X va-t-il aider le passant à ramasser ses feuilles ? Avons-nous besoin de savoir qui est Monsieur X pour prédire ce qu’il va faire ?

Dit autrement : y a-t-il réellement des salauds égoïstes parmi nous, ou faisons-nous le bien selon des circonstances qui nous échappent ? Existe-t-il des natures humaines plus vertueuses que les autres, plus aptes à être morales, et une certaine éducation (religieuse par exemple) amène-t-elle à être plus moral ? Pour illustrer cette question nous pouvons prendre deux cas très caractérisés : tout d’abord Oskar Schindler, industriel allemand qui a sauvé plus de mille Juifs pendant la guerre et qui fut considéré comme un Juste parmi les Nations par l’État d’Israël. Il était pourtant un homme alcoolique, qui a collaboré avec l’Abwehr (service de renseignement nazi) dès 1936 et il fut un industriel qui essaya de gagner de l’argent tout au long de sa vie, notamment grâce à une main d’œuvre juive pendant la guerre car, de son propre aveu, elle lui coûtait moins cher. Autrement dit, ce n’était pas un saint, mais à un moment de son existence il prit une série de décisions, à rebours de son époque pour sauver des Juifs des camps d’extermination en Pologne. Qu’est-ce qui l’a poussé à réaliser cet acte héroïque et à ne pas céder au cynisme ambiant ?

y a-t-il réellement des salauds égoïstes parmi nous, ou faisons-nous le bien selon des circonstances qui nous échappent ?

Un dernier cas plus troublant : il s’agit d’une expérience de psychologie avec des séminaristes, c’est-à-dire des personnes qui se vouent à un message de paix et d’amour pour leur prochain. Après la présentation d’un questionnaire, on leur demande d’aller dans un autre bâtiment pour finaliser un entretien.

Ils sont divisés en trois groupes : l’un doit le faire très rapidement, l’autre moins et le troisième peut prendre toute l’après-midi. Un complice de l’expérimentateur fait semblant d’avoir un malaise entre les deux bâtiments. Les séminaristes, qui ont tous lu la parabole du bon Samaritain, lui portent-ils secours au détriment de l’action qu’ils avaient en charge ? Les réponses sont très variées : de 10 % dans le premier groupe jusqu’à 63 % pour le dernier groupe, ce qui laisse un nombre considérable de religieux qui n’aident pas, même s’ils le peuvent. Pourquoi ? Car ils étaient pris par ce qu’on appelle un conflit des devoirs. Leur désir d’obéir à l’autorité face à leurs devoirs d’êtres humains. Nous avons tous été face à de tels dilemmes. La question est donc : qu’est-ce qui nous fait pencher d’un côté plutôt que de l’autre ? Qu’est-ce qui fait que je serais devenu un résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, ou un collaborateur ?

La réponse est : pas grand-chose. Un psychologue américain, Baron, a d’ailleurs écrit un petit article intitulé The Sweet Smell Of…Helping où il explique qu’une simple odeur de croissant chaud peut mettre de bonne humeur et vous amener à réaliser un acte de solidarité auprès de vos contemporains. D’où le titre étonnant du livre de Ruwen Ogien : L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine…

Revenons à Rudolph Höss, père de famille modèle, mais aussi directeur du camp d’extermination d’Auschwitz. Il fut un nazi de la première heure, et comme beaucoup, ce fut lié au sentiment de trahison à la suite de l’armistice de 1918. Cela ne l’excuse nullement, mais peut expliquer son acharnement à servir une cause qu’il pensait être grandiose et juste, malgré les souffrances dont il était témoin et très souvent l’auteur. Sa femme était une mère accomplie, fière de sa réussite sociale et dévouée à l’idéal du IIIe Reich. Mariée à 21 ans, mère à 22 ans, elle avait conscience que son devoir était d’avoir une progéniture nombreuse pour le futur de l’Allemagne voulue par Adolf Hitler. Elle non plus ne pensait à rien d’autre qu’à son devoir et était intimement persuadée d’être dans le vrai et le juste. À quoi cela tient-il ? Dire qu’ils n’avaient aucune moralité ne suffit pas pour expliquer comment cela fut possible. Dire qu’ils étaient des monstres non plus. N’allez pas voir ce film en vous disant : “Parce que c’était eux, cela ne pourra jamais être nous.” mais plutôt : “Qu’est-ce qui peut faire qu’à un moment donné je vais aider mon prochain, et réaliser un acte héroïque ?” Et si tout simplement c’était lié à de petites choses, des odeurs de croissant chaud qui nous mettent de bonne humeur, à des rencontres fortuites, à un sentiment de frustration qui nous rend haineux, ou au plaisir d’être enfin reconnu à la hauteur de nos espoirs… La lâcheté face aux actes atroces ou le courage de défendre ce qui ne nuit pas à autrui tient à si peu de choses.

Christophe Gallique

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