Étude de Texte

Réchauffement des esprits

Nouvelle lecture : cette fois-ci, Actes Sud nous propose de quitter le domaine de dame Nature pour une étude plus ancrée sur la critique du monde actuel. Démarrons Réchauffement des esprits, de Pascale Thumerelle. Le sous-titre lève toute ambiguïté : La responsabilité sociétale des industries culturelles. J’avoue que le sujet me plaît : comme vous tous j’ai beaucoup d’idées, et sans doute de parti pris, sur l’emprise des “majors” sur notre culture. Professeur de littérature, j’ai un faible pour le livre, je l’avoue, mais je ne méconnais pas l’apport d’internet, de la musique en ligne, des informations dans ma vie culturelle. Et, partagé entre une consommation parfois boulimique et une crainte des dangers réels ou imagés de cette hypertrophie d’offre culturelle, j’apprécie qu’on m’aide un peu à y voir plus clair.

Clair, c’est la première épithète qui me vient pour parler de ce livre. Il est divisé en trois parties distinctes et complémentaires. La première partie est un constat partagé : l’emprise des entreprises culturelles est prégnante, elle pose des questions morales et éthiques, et semble mettre en péril certains points culturels que l’autrice qualifie à juste titre de biens communs. La deuxième montre les avancées, à la fois nécessaires et insuffisantes, que les entreprises mettent en place face à notre questionnement. La fin se penche sur des solutions possibles, notamment dans le domaine étatique et législatif, et amorce des pistes futures pour améliorer certains défauts.

Voilà pour la progression du livre, centré donc sur le monde de l’entreprise culturelle. Dès le titre, l’autrice construit un parallèle qui semble évident. Le réchauffement climatique, tout d’abord décrié ou ignoré, a fini par imposer au monde entrepreneurial des contraintes. Aucune compagnie ne peut perdurer sans afficher ses actions pour l’environnement et son bilan carbone par exemple. L’autrice pense que l’urgence est la même au niveau culturel. Et l’idée d’imposer aux acteurs économiques une obligation de “rendre des comptes” de leur action commence à faire son chemin.

Pascale Thumerelle sait de quoi elle parle. Son parcours professionnel est axé sur ce thème. Longtemps responsable chez Vivendi à l’époque où l’entreprise était présente dans tous les pans de la culture, elle s’est spécialisée dans la responsabilité sociétale des entreprises culturelles et est devenue une des expertes dans ce domaine. Avec la triple casquette de cadre dirigeante, de chercheuse et d’enseignante, elle maîtrise les nombreuses facettes de ces questions. Les aborder sous l’analogie avec l’urgence climatique permet de prendre en compte l’urgence du débat, mais aussi la similitude des leviers d’actions possibles.

La première partie revient sur des constats que nous partageons tous, ou du moins laissez-moi l’espérer : formatage des esprits, image avilissante des femmes, emprise sur les enfants ou les adolescents… Tous ces points que nous traitons parfois sous l’angle du café du commerce, avec nos convictions bien accrochées mais peu étayées. Ici, la lecture est précise, voire austère : des chiffres, des dates, des faits et des citations référencées. La place de l’industrie culturelle est analysée en fonction de sa valeur marchande, et l’on comprend vite sa puissance : elle “pèse” plus que l’industrie pharmaceutique ou les communications. C’est un des principaux employeurs mondiaux, qui représente plus de 3 % du PIB de la planète. Les domaines sont vastes : édition, information, loisirs, musique, films, production télévisuelle, jeux (vidéo notamment, mais pas seulement), réseaux sociaux, etc. Toutes ces activités créatives impactent notre vie, notre perception du monde et notre façon de penser. Et l’impact peut être nocif, voire destructeur. Nous avons tous en tête une liste de méfaits possibles que ce livre documente. L’autrice argumente sur les plus criants : pédopornographie ou incitation à la haine raciale par exemple, et nous pousse à la réflexion sur bien d’autres sujets aussi prégnants : disparition de la diversité des langues, formatage musical, accès inégal aux ressources d’information… Le bilan est sévère, consternant, mais juste. L’abondance de données, de faits, rend la lecture ardue, mais l’ensemble offre une vue panoramique des nuisances de cette industrie.

 Le sujet me plaît, les données sont précises et étayées, l’approche est logique, mais le goût final est quelque peu mal épicé

Poser ce constat désabusé n’est pas le but de l’autrice. Ces données servent à l’analyse du problème et à la recherche de solutions. Et la deuxième partie, qui traite la responsabilité sociétale des entreprises, m’a moins convaincu. Pascale Thumerelle voit le problème de l’intérieur : elle est l’une des créatrices, en tout cas l’une des expertes, de l’étude de la responsabilité sociétale d’entreprise, et défend l’intérêt de ce système. Toute compagnie doit présenter chaque année un bilan évalué et chiffré de son empreinte écologique. Il en est de même, et cet outil est à mettre en avant, de sa responsabilité sur l’impact sociétal, en matière de développement social, de respect des droits humains. Cet outil, présent depuis le début des années 2000, est peu mis en valeur : à la fois technique d’analyse des faits antérieurs et approche prospective, il permet à toute entreprise, et à plus forte raison aux entreprises culturelles, d’exposer leurs actions aux différentes parties : État, ONG, public… L’autrice explique donc le fonctionnement de ce bilan et milite pour son utilisation plus poussée. Et c’est là où je ne cautionne plus son argumentation ; penser résoudre les problèmes posés en espérant une solution interne aux entreprises me semble hasardeux, et même contre-productif. Le parallèle avec le réchauffement climatique est encore une fois parlant : si certains considèrent que les multinationales sont parties prenantes de l’amélioration écologique, d’autres indécrottables comme moi voient plutôt cela comme de la poudre aux yeux.

On retrouve la même approche dans la troisième partie : l’autrice développe les mécanismes de pression et de surveillance étatiques, voire supra-étatiques, qui poussent les entreprises à plus de “mieux pensant” culturel. Ces systèmes sont nécessaires, c’est évident. Ils sont insuffisants et perfectibles : Pascale Thumerelle est la première à le prouver. Et les mettre en valeur aux yeux du grand public ne peut être que bénéfique. Et la même image vient à l’esprit : les COP21 et autres sont-elles indispensables, ou se réduisent-elles à des grands-messes pompeuses pleines de bonnes intentions ?

Pour résumer mes impressions de lecture, je suis dans l’expectative. Le sujet me plaît, les données sont précises et étayées, l’approche est logique, mais le goût final est quelque peu mal épicé. L’approche par le sein de l’entreprise et par la législation me laisse un peu sur ma faim. On peut m’objecter sans doute que j’ai tendance à être légèrement obtus, sur le milieu culturel en particulier : ce qui ne relève pas de mon approche particulière me perturbe et m’indispose…

Lisez donc ce livre, qui a ses qualités propres que j’apprécie, et dites-moi si vous contestez ou non l’analyse faite du sujet. Je serais heureux que vous ressentiez cet essai différemment ; il n’y a rien de pire que l’uniformité culturelle…

 

ESSAI : 208 pages
Éditeur : Actes Sud
Parution : janvier 2024
ISBN : 978 233 018 3653

Philippe Deya

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